Kasserine et la Tunisie centrale, victime des pouvoirs tunisiens

Photo

A propos du Projet de planification rurale intégré de Tunisie Centrale (1964 à 1966)

Sait-on que la région de Kasserine, et d’autres gouvernorats de Tunisie Centrale (région sud de Kairouan et les actuels gouvernorats de Gafsa, Siliana et Sidi Bouzid), avaient fait l’objet d’une étude approfondie sous le nom de Projet de planification rurale intégré de Tunisie Centrale ? Cette étude, réalisée conjointement par la FAO et le sous-secrétariat d’Etat à l’Agriculture (eh oui, il s’appelait ainsi !) avait mobilisé des experts étrangers de qualité aux côtés du personnel tunisien – ingénieurs, agents techniques et personnel administratif – et avait été la première occasion de recenser toutes les ressources de la région et de dresser un ensemble de cartes de très grande valeur : cartes géologiques, pédologiques (portant sur les caractéristiques des sols), phyto-sociologiques (concernant les espèces végétales coexistant et leur rapport avec les qualités des sols), des ressources hydrauliques (oueds, puits, sondages) et des périmètres irrigués avec leur occupation, et surtout carte d’occupation des sols, par l’agriculture sédentaire et les territoires des terres collectives, avec la densité de l’élevage ovin de chaque tribu ou fraction, les zones de pâturages, etc.

Notons qu’à côté de ce travail de recensement des ressources, le Projet avait contribué aux efforts agricoles locaux : mise au point de la culture du coton, qui n’arrivait pas à percer, et surtout, grâce à une expérimentation scientifiquement menée, fixation et réalisation des techniques de greffe et de plantation de pistachiers, qui avaient complètement disparu de Tunisie, et qui fournissent aujourd’hui une récolte appréciable.

Ce travail avait été couronné par une proposition pour la région : consacrer tous les efforts pour la stabilisation du troupeau ovin, considéré comme la plus grande promesse agricole de la région. Ce troupeau, qui pouvait compter jusqu’à 500 000 brebis, était régulièrement décimé par les sécheresses qui s’abattaient sur la région tous les cinq-six ans. Il fallait attendre ensuite au moins deux ans pour qu’il puisse donner à nouveau une production appréciable, et il retrouvait sa taille au bout de quatre ans, jusqu’à la sécheresse suivante… La proposition consistait à organiser le sol autour des périmètres irrigués, réservé prioritairement aux cultures fourragères qui devaient apporter un complément sauveteur à l’alimentation des moutons, avec l’utilisation plus rationnelle des pâturages sur les terres de parcours en sec, complétés par une importante plantation de cactus inerme, susceptible d’apporter en été fourrage (en relativement petites quantités) et eau.

A côté des résultats économiques escomptés, légère progression d’un troupeau stabilisé à 550-600 000 têtes, et la production possible de 200 000 agneaux de lait destinés à l’exportation, cet aménagement présentait un autre avantage : il aurait permis, avec la participation active des éleveurs (et même enthousiastes, avait-on pu en juger par leurs réactions à la proposition, réactions aussi positives chez ceux qui possédaient de grands troupeaux que chez ceux qui n’avaient que quelques brebis), de réorganiser l’agriculture et la propriété foncière, non sur la base de décisions et d’objectifs bureaucratiques fixés par Tunis, mais en fonction de l’économie réelle d’une population qui se prendrait en charge, car elle comprenait l’intérêt de la solution proposée : le problème des terres collectives, qui a longtemps pesé sur les décisions concernant la région, et qui est miraculeusement évoqué pour résoudre les problèmes politiques posés par la protestation des jeunes devant l’incurie des gouvernements qui se sont succédés depuis la révolution, aurait pu être affronté et résolu il y a longtemps dans le cadre d’une politique globale qui aurait fait progresser la région d’une manière décisive…

Le Projet comportait de nombreux autres points, mais il ne fut même pas examiné par les officiels, le secrétaire d’Etat au plan et à l’économie, Ahmed Ben Salah, de qui dépendait les services de l’agriculture, n’eut même pas le geste de recevoir, avant son départ, le Directeur FAO du Projet, M. Krishna Murti, un Indien qui s’était bien plus consacré au développement de la Tunisie que bien des pseudo-responsables tunisiens.

Le projet s’était efforcé de mobiliser toutes les ressources locales, tout en évitant, par exemple, de recommander de grands barrages comme ceux que les officiels aimaient inaugurer avec faste : il préférait utiliser de petits barrages en terre et en pierres qui, en se succédant sur les pentes, permettraient d’apporter, par l’épandage des eaux à leurs abords, de possibilités d’irrigation complémentaires pour des cultures vivrières ou fourragères. Il faut noter la continuité de ces méthodes dans le temps : on avait défini sur des cartes les emplacements futurs des petits barrages ; à quelques mètres près, ils se seraient trouvés sur l’emplacement de barrages du même genre qui avaient existé du temps des romains, comme en avaient attesté des restes indiscutables de ces édifices….

J’ai rappelé cet épisode qui montre que la région a des ressources que l’on n’a pas voulu exploiter, par ignorance, bêtise bureaucratique et volonté politique de la maintenir sous-développée, de punir ses habitants de leur attachement ancestral à la dignité, de leur refus de l’injustice et de la soumission. Certaines choses ont sans doute changé, il faudrait revoir certains chiffres, des décisions de divers autres ont sans doute réorienté les problèmes, certes. En particulier, les politiques officielles ont poussé vers une évolution plus capitaliste des activités agricoles, une exploitation beaucoup plus intensive, c’est-à-dire plus coûteuse, demandant davantage d’achats à d’autres secteurs, voire à l’étranger. Mais je demeure convaincu qu’il s’agissait là d’une bonne méthode, et qu’elle pourrait faire avancer les choses.
J’en profite pour lancer un appel : les différentes péripéties que j’ai vécues depuis les années soixante ont fait que je n’ai conservé aucun document de ce Projet. Je demande donc à ceux qui pourraient les avoir rencontrés (dans un local public ou privé, administratif, dans les caves d’un ministère ou ailleurs), de m’aider à retrouver les résultats d’une étude faite sans arrière-pensée politique, pour le seul progrès de ces régions, encore déshéritées et discriminées.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات