La cinquième et dernière partie de ce texte, que je présente ici en souvenir de ceux qui ont lutté et de ceux qui sont tombés, ont subi arrestation, tortures et prison, pour défendre les droits syndicaux des Tunisiens, porte sur des questions intéressant surtout les militants: l’organisation syndicale et politique des travailleurs. Je publie cette partie en dépit des hésitations que m’a provoquées cette publication : ce texte et cette façon d’envisager les problèmes sont datés, et je n’ai plus tout à fait les mêmes approches. Mais c’est d’un document historique qu’il s’agit, et je serai comblé si cela peut provoquer des discussions sur le présent et l’avenir des activités syndicales.
L’ORGANISATION SYNDICALE DE LA CLASSE OUVRIÈRE
Après avoir mené, durant les années 76 et 77, un bon nombre de luttes revendicatives, de mieux en mieux coordonnées à mesure que l’UGTT et son journal leur donnait un appui plus réel, la classe ouvrière a engagé le 26 Janvier dernier, sa première grande bataille à objectif non directement revendicatif, mais politique [1]. Cette bataille pour la liberté syndicale, l’autonomie de l’UGTT, pour la démocratie dans une certaine mesure, n’a pas été victorieuse dans l’immédiat. Cela n’en diminue pas la portée. Bien sûr, mal préparée à l’épreuve, la classe n’a pas pu garder la même cohésion après la répression, qui n’a pas seulement tué ou blessé, mais a touché, outre les syndicalistes, des milliers de jeunes condamnés à la prison, un nombre encore plus grand de travailleurs licenciés pour avoir fait grève. Mais il n’y a pas de bataille importante qui se gagne du premier coup : la classe ouvrière a beaucoup de leçons à tirer du déroulement des événements, elle le fait déjà à un niveau parcellaire, comme elle sait qu’elle est une force non plus seulement économique, sur le plan productif, mais aussi sur le plan politique. Il faut résoudre le problème de l’organisation et de l’encadrement de cette force, après le coup porté à la direction du syndicat et à présent que la nouvelle direction fantoche s’efforce d’écarter tous les syndicalistes authentiques des différentes structures de la centrale.
La première chose qui vient à l’esprit, c’est qu‘il est indispensable de récupérer le syndicat, l’expérience a montré à quel point il était utile, voire indispensable, à la classe ouvrière de disposer d’une organisation de masse légale et de ses moyens d’information, de liaison et d’action. Qu’on fasse la comparaison entre les grèves sauvages de 72 à 75, qui se faisaient de manière dispersée, dont les ouvriers n’entendaient pas beaucoup parler au point que les journaux et tracts des groupes marxistes-léninistes, en informant sur ces mouvements, tendaient (du fait de l’absence d’information légale) à leur prêter un caractère politique qu’elles n’avaient pas – avec les luttes de 77, plus coordonnées, qu’Ech-Chaab rapportait et commentait, permettant aux ouvriers de divers secteurs de mieux prendre conscience de l’unité de leurs revendications et de l’efficacité de leurs luttes… Et cela ne parait pas un hasard si ces luttes se sont amplifiées et ont pris un caractère politique, non pas lorsque les groupes révolutionnaires essayaient de leur insuffler un tel caractère, mais lorsque s’est trouvé une organisation syndicale pratiquement autonome…
La question est de savoir comment les travailleurs peuvent faire pour récupérer leur centrale syndicale, et il semble bien que ce ne soit pas une chose facile dans l’immédiat : le pouvoir a pris des risques politiques graves pour imposer la direction fantoche actuelle, pour asservir la centrale et en éliminer les syndicalistes authentiques, i1 ne reculera pas facilement sur ce coup de force, i1 faudra lutter sérieusement. Bien sûr, certaines conditions favorables existent, comme l’isolement international des pseudo-dirigeants de l’UGTT (et les pressions du mouvement ouvrier du monde entier, URSS exceptée semble-t-il, en faveur de la libération de la direction légitime), la profondeur des revendications ouvrières et le fait qu’elles ne sont en rien satisfaites et l’échec politique relatif de la répression, dans la mesure où le silence ne s’est pas fait[2]. Mais cela ne suffit pas, et il faudra s’efforcer de reconstituer l’UGTT autonome à partir des luttes de chaque catégorie de travailleurs qui abordera le problème en fonction de ses propres conditions générales et de ses possibilités de résistance aux-tentatives de liquidation. On ne peut ici que définir certains principes généraux que devraient respecter ces luttes : – solidarité avec la direction syndicale emprisonnée et dénonciation de la répression sous toutes ses formes ; – mise en avant des mots d’ordre démocratiques et reprise de la revendication dans les conditions matérielles de travail, de salaire, etc. quant à la base programmatique de la lutte ; – pour ce qui est du cadre de cette lutte, maintien de la représentativité des structures de base au moins, ce qui suppose non pas de déserter le syndicat mais au contraire de s’y accrocher encore plus et de combattre les tendances au découragement individuel et au défaitisme ; – lorsque la structure a été « normalisée » par une action putschiste des fantoches, s’attacher à sa reconquête, et en attendant, s’efforcer de sauver au moins les structures les plus proches de l’entreprise.
De toutes les façons, à l’heure actuelle s’il est nécessaire d’essayer de coordonner l’action des syndicalistes de différents secteurs, de confronter les résultats de leurs efforts, il ne faut surtout pas se laisser entraîner à organiser des structures syndicales clandestines, sauf comme palliatif pour ainsi dire, tant qu’on n’aura pas reconquis le syndicat de base qui est la tâche principale, et au service de cette reconquête de l’intérieur, il ne faut pas céder à la tentation de l’aventurisme : on peut encore mener une action syndicale légale, on doit, jusqu’à ce que les choses changent complètement, s’efforcer de récupérer le syndicat légal, et en tout cas y militer et y faire revenir, ou rester, la base, de sorte que les cadres « parachutés » ne puissent régner effectivement à l’intérieur de l’UGTT, ne puissent prétendre représenter les ouvriers à l’extérieur. Disons-le une fois de plus, la façon concrète de mener cette lutte dans le syndicat, le niveau où elle doit se dérouler, et l’action revendicative qui l’accompagne dans l’entreprise ou le secteur, tout cela est fonction de l’endroit, de la mobilisation des ouvriers et de leur force relative dans ce secteur, et ne peut être décidé à l’avance et de l’extérieur. Le principe est que ce soient les usurpateurs qui doivent quitter la centrale et non les ouvriers et syndicalistes authentiques. Notons en passant l’inconséquence de ceux qui souscrivent à cette position mais refusent en même temps de participer aux activités, réunions et élections du syndicat sous prétexte qu’elles sont parrainées par les fantoches. Cela équivaut à leur abandonner le terrain de la lutte et aboutit à quitter dans les faits le syndicat.
Dans cette lutte pour le retour d’un syndicat autonome, le problème du fonctionnement réellement démocratique de cette organisation est un problème capital. La lutte pour un tel fonctionnement, son instauration partout où on peut le faire, est d’abord une bonne manière de faire échec aux agents du pouvoir ennemis de la classe ouvrière, mais c’est aussi indispensable pour instituer des méthodes saines de travail, pour à l’avenir garantir au maximum la représentation authentique de la classe dans la centrale, ainsi que la défense la meilleure des intérêts des ouvriers par leurs représentants et le soutien le plus décidé de ceux-là à ceux-ci, soutien basé sur la confiance des travailleurs en leurs cadres, sur la certitude de leur dévouement.
Ce type de fonctionnement permettra en grande partie d’éviter la répétition du même genre d’erreurs que celles qui ont été commises dans le passé, principalement toutes celles qui découlent de la tendance aux négociations et accords passés en secret, sans consultation préalable de la classe, et ne font qu’affaiblir et diviser le mouvement, sans parler de celles qui proviennent de l’encroûtement d’un appareil syndical professionnel qui peut se transformer encore en aristocratie ouvrière.
Quant à l’aristocratie ouvrière actuelle qui a été en partie l’objet de la répression, mais dont une autre partie a viré du côté du pouvoir, elle devrait disparaître en tant que telle avec l’institution d’une véritable démocratie interne : ceux de ses membres qui accepteront les règles du jeu (et qui auront résisté au préalable à a répression) trouveront leur place, non plus en tant qu’aristocrates ouvriers, mais comme syndicalistes militants et expérimentés, les autres devraient disparaître.
Et au premier rang de ces autres, bien entendu, figurent ceux qui ont accepté de se prêter à la comédie organisée par le pouvoir au sein de l’UGTT, un mois après la tragédie dont la centrale et les masses populaires ont été victimes : car si, avant janvier, la preuve a été faite qu’une partie de l’aristocratie ouvrière pouvait, dans certaines circonstances prendre fait et cause pour la classe, les événements ont montré aussi qu’il existait parmi elle des tendances à la capitulation et à la trahison. Et cela est valable au-delà de la sphère syndicale, dans la mesure où l’aristocratie ouvrière peut exister et être organisée, ou seulement représentée, dans des formations politiques du type des partis socialistes européens, ou même par des partis communistes qui se placent, eux, idéologiquement et politiquement, sur les positions de l’aristocrate ouvrière : celle-ci doit être considérée avec méfiance, mais ne peut être exclue à priori des rangs de la classe. Au contraire il faut la gagner le plus largement et le plus profondément possible aux luttes du prolétariat.
L’ORGANISATION POLITIQUE DE LA CLASSE OUVRIÈRE
L’existence même du présent texte est la preuve de la conviction de la nécessité de l’organisation politique de la classe ouvrière, de la transformation d’une partie au moins de ses luttes politiques, de l’indispensable dépassement en un mot, des seules limites de l’organisation et du travail syndical : c’est que le marxisme croit que la classe ouvrière doit élever le niveau de ses luttes jusqu’à la révolution, à la prise du pouvoir politique, qu’elle doit par conséquent porter son organisation au niveau correspondant à ses ambitions. Si le mouvement syndical peut, doit être et rester celui de l’ensemble de la classe ouvrière avec toutes ses composantes, sa diversité, ses secteurs conscients politiquement et ses secteurs retardataires, et situer ses luttes sur le niveau de conscience de la classe dans son ensemble, le mouvement politique n’a pas les mêmes contraintes : les organisations politiques se réclamant du prolétariat peuvent être diverses, en fonction de l’hétérogénéité de la classe et de la diversité des courants s’en réclamant ; elles n’ont pas besoin de regrouper même une partie importante de la classe ; elles se fixent des objectifs et des méthodes, pas forcément dans le cadre légal, que ne peut assumer l’ensemble du prolétariat qu’elles ont d’ailleurs l’ambition de diriger…
On pourrait développer encore les arguments en faveur de l’organisation politique, mais cela n’est guère utile, puisque la plupart des militants en sont convaincus. Ce qu’il faut toutefois souligner ici, tout d’abord, c’est que, si l’absence d’intervention directe d’organisation politique se réclamant de la classe ouvrière a été notoire pendant les luttes de fin 77 début 78, rien ne permet l’affirmer que cette absence est à l’origine des faiblesses de ces luttes : le caractère politique de ces luttes n’exclue pas qu’elles pouvaient être dirigées par une organisation syndicale, à condition que les cadres de celles-ci assument leurs objectifs, ce qui est d’autant plus réalisable qu’elles portaient sur le problème de l’autonomie et des libertés syndicales. Ce qui n’empêche pas que le mouvement politique soit indispensable pour élever et mieux diriger les luttes prolétarienne, et sa présence aurait peut-être permis de mieux conduire celles de janvier dernier.
Il y a des années que ce problème est posé par les différents groupes intellectuels se réclamant du marxisme-léninisme, et qu’il est posé toujours de la même unique façon : il faut construire le parti révolutionnaire de la classe ouvrière !! Ce résultat ne pourrait être atteint que de la manière suivante : d’abord, clarification de la ligne stratégique, des programmes, objectifs et méthodes de lutte, après, unification, autant que possible sur cette ligne, des « véritables marxistes-léninistes ». Cette façon de voir[3], qui conduit au doctrinarisme et au sectarisme, à ce qu’on peut nommer « l’esprit groupusculaire », c’est à dire à l’édification de chapelles, tire son origine dans une façon intellectualiste de poser le problème, et son explication dans les conditions particulières de la lutte de ces intellectuels révolutionnaires tunisiens, toujours coupés de la classe ouvrière et soumis à une répression permanente, conduisant à l’exil des uns, à l’emprisonnement des autres et l’impossibilité pour le mouvement de tirer à chaque fois les leçons de ses erreurs, qui se reproduisent en s’aggravant la fois suivante, encore moins de maintenir les contacts qu’il peut établir épisodiquement dans la classe ouvrière.
On a voulu à toute force, en partant d’une lecture peu critique de Lénine et Mao, que soit définie une fois pour toutes la stratégique et tactique « juste du mouvement révolutionnaire »… On n’avait pas vu que Lénine n’a vraiment défini sa ligne stratégique que sur la base de l’analyse de la révolution de 1905, c’est à dire d’un événement qui a mis à jour les principales caractéristiques de la société russe, les points de force et de faiblesse des différentes classes… Et cette analyse stratégique de 1905 est restée quelque chose que la réalité pouvait mettre en cause, ou dépasser, comme il a reconnu que cela avait été le cas dans les thèses d’Avril.
La stratégie de Mao, la Nouvelle Démocratie, a été mise au point, non au départ du mouvement communiste chinois, mais après bien des années d’expérience, après les échecs sanglants des années 20 dans les villes, après des enquêtes approfondies sur les contradictions dans les campagnes, après des années de guerre révolutionnaire contre les armées des seigneurs de guerre au service des féodaux et des réactionnaires, et surtout contre l’impérialisme japonais, guerre qui a nécessité de comprendre, et qui a mis à jour les capacités et les intérêts de toutes les composantes de la société chinoise. Dans les deux cas, la ligne stratégique était le fruit de la réflexion sur l’expérience de lutte des masses et non pas seulement d’une analyses théorique générale de la société. Une telle analyse existait d’ailleurs en gros pendant ces années de lutte, et permettait aux partis russe et chinois de guider leur travail d’implantation respectivement surtout dans la classe ouvrière et surtout dans la paysannerie pauvre.
On aurait donc du comprendre que, même si une analyse générale, se basant sur les acquis du marxisme jusqu’à Mao, débouchait sur telle ou telle ligne stratégique, il manquait, encore l’expérience d’affrontements d’importance des masses populaires avec le pouvoir, affrontements qui révèlent la position et le rôle des diverses classes ou fractions de classe. En l’absence de tels affrontements, la ligne adoptée, même si elle parait théoriquement conforme au marxisme et semble intégrer l’essentiel de la réalité, ne pouvait être qu’un fil directeur, que la direction générale dans laquelle devait se conduire la lutte quotidienne pour l’autonomie du prolétariat. Au niveau où elle était, cette action quotidienne n’exigeait pas impérativement la plus grande clarté sur les objectifs stratégiques du mouvement, sur « la nature de la prochaine révolution » : il s’agissait pour les intellectuels révolutionnaires de s’implanter au sein de la classe ouvrière, d’abord en gagnant la confiance des éléments d’avant-garde par le sérieux du mouvement, par la compréhension des revendications et des problèmes réels des ouvriers et des difficultés de leurs luttes, en leur apportant au départ les mots d’ordre simples et généraux d’autonomie syndicale et politique de la classe, de lutte pour les libertés publiques, contre l’exploitation, contre toute manifestation de la domination étrangère, pour le socialisme etc. : pour appliquer une stratégie, il faut d’abord avoir une troupe, et celle-ci ne se recrute pas sur la base de la stratégie ou de la tactique, mais sur celle de la cause qu’on veut servir.
Peut-être parce que les différentes lignes stratégiques proposées n’arrivaient pas à rendre compte suffisamment de la réalité et pouvaient donc être contestées, plus probablement parce que la faiblesse et la discontinuité de l’implantation dans le prolétariat n’a pas permis de tester la valeur des analyses, n’a surtout pas permis une connaissance suffisante de la situation et du niveau de conscience des ouvriers, on s’est accroché à la « vérité théorique » et la ligne est devenue l’unique référence, le point de départ et d’arrivée de toute prise de position. On a poussé l’esprit doctrinaire, à ce stade, jusqu’à considérer comme hérétique, étranger, voire ennemi, le partisan de l’autre ligne, la » fausse », puis ceux des autres lignes, car ce qui n’est pas sa propre ligne, la ligne « juste » et donc, forcement, prolétarienne, est par là-même bourgeois, sous une forme ou une autre !
Cette manière schématique (le schéma lui-même a une grande importance dans la façon de poser les problèmes), « théologique » presque, d’envisager un problème théorique indépendamment de l’épreuve de la pratique, avant toute pratique, devait faire de la ligne, du schéma, une chose plus importante à certains égards, que la réalité : l’analyse juste, le mot d’ordre juste sont ceux qui cadrent avec le schéma général, même si cette analyse est boiteuse, même si ce mot d’ordre n’a aucun écho dans les masses… De là à déformer les faits, le pas à franchir n’est pas énorme…
Cet esprit « groupusculaire » fait de doctrinarisme et d’intolérance se manifeste de façon particulièrement grave au sein des mouvements de masses : soit que l’analyse a fait à priori de tel courant celui des ennemis du peuple, soit qu’on décide que le mouvement de masse est « objectivement » révolutionnaire, le but que s’assignent le plupart des groupes d’intellectuels dans les différents mouvements de masse, le mouvement étudiant surtout, est d’abord de chasser ce courant « bourgeois », ou « déviationniste », ou n’importe quoi d’autre, pour pouvoir faire assumer au mouvement son rôle et… la ligne juste, la seule, la vraie. Les organisations de masse deviennent le lieu d’affrontement des diverses lignes, on n’hésite pas, parce que la caisse est bonne, à user des méthodes les moins démocratiques pour faire taire les opposants, pour changer la direction à tel ou tel niveau, pour, lorsqu’on a la direction, refuser les élections qui pourraient la mettre en question… En un mot cet esprit entretient et développe la confusion entre mouvement de masse et organisation politique d’avant-garde, ce qui, à long terme, appauvrit énormément l’action de masses possibles, et rend beaucoup plus hasardeuse la liaison entre la supposée avant-garde révolutionnaire, et la masse prolétarienne.
Si on veut réellement « construire le parti de la classe ouvrière », il faut en finir avec cet esprit de chapelle, de groupuscule. Il faut admettre que nul ne possède la vérité absolue, et qu’il y a place pour la pluralité : la vérité, si elle existe, surgira de la lutte, de l’expérience, et de la compréhension de cette expérience ; l’unité, si elle doit se produire, le fera d’autant plus facilement que les partenaires se respectent, font preuve de tolérance vis-à-vis des uns des autres. Il faut surtout comprendre que « l’organisation de la classe ouvrière » doit venir, non du « parachutage » des idées « justes » venant d’intellectuels révolutionnaires et adoptées telles quelles par le prolétariat ou son avant-garde, mais par la rencontre, sur la base de l’expérience, de l’acquis des uns et des autres, de ces deux constituants.
Il n’est pas sûr, ni même souhaitable, que se construise un seul parti ouvrier révolutionnaire : les expériences, les formations sont très différentes, non seulement chez les intellectuels marxistes-léninistes, mais aussi par exemple chez les cadres qui, depuis un ou deux ans participent au renouveau du mouvement syndical et qui cherchent certainement à intégrer ce type d’action dans des perspectives politiques moins floues. L’essentiel n’est pas qu’il y ait un parti révolutionnaire, il est que ceux qui animent les mouvements politiques se réclamant du prolétariat renoncent aux exclusives, aux invectives, au sectarisme, acceptent le fait que leurs buts à tous convergent, s’ils ne sont pas les mêmes.
Pour bâtir le mouvement politique autonome de la classe ouvrière, on doit donc d’abord tirer pour les militants et pour toute la classe les leçons de l’expérience de celle-ci, et en particulier de son expérience récente : pas seulement au niveau de la nécessité et des limites de l’action syndicale, des forces et des faiblesses des luttes qui ont été menées, mais également à celui de la signification de l’absence des militants de la vie politique, de leur incompréhension de la possibilité et de la nécessité de la lutte pour la démocratie, de leur incapacité de prévoir : réactions des différentes forces sociales et politiques et de leur isolement de fait ; c’est dire que les militants doivent montrer leur volonté de rompre avec cet esprit groupusculaire et prévenir les nouvelles générations contre lui ; c’est d’ailleurs pour eux la seule façon de parvenir à tirer les leçons de l’expérience pour la classe ouvrière.
Celle-ci est maintenant sensibilisée au problème de la lutte démocratique. Il faut approfondir cette prise de conscience, lutter contre le découragement que peut avoir provoqué la répression, trouver les façons concrètes d’éduquer les ouvriers dans lutte elle-même, et grâce à la lutte, de les faire accéder à la conscience de classe. Le lieu le plus favorable à une telle éducation des masses, mais aussi à la formation des cadres politiques, est constitué par les organisations de masses, syndicats, organisations professionnelles, culturelles, sportives, sociales, etc.., qui devraient abriter les rencontres de l’avant-garde avec la masse, où se dégageraient également les éléments les plus conscients de cette masse.
Mais cela ne peut se produire qu’à la condition qu’on ait une attitude juste dans ce travail au sein des organisations de masse, en particulier qu’on respecte scrupuleusement les principes de la démocratie interne ; c’est le meilleur moyen d’éduquer les masses, de les habituer à réfléchir à leur problèmes à proposer des solutions, à prendre des responsabilités, à se rendre mutuellement des comptes sur leurs actes, etc. ; il faut également qu’on se rappelle – et les militants les plus conscients doivent le garantir en fait – que l’organisation de masse doit entraîner et unir toute la masse considérée, qu’on doit donc tenir compte du niveau de conscience des éléments plus arriérés qu’on doit entraîner, eux aussi, avec leur accord et leur adhésion aux buts et formes de combat, ce qui se suppose qu’on ne propose que des objectifs qui peuvent être acceptés par tous (ce qui ne signifie pas que ces objectifs restent toujours au même niveau, les luttes correctement menées font avancer l’ensemble du mouvement, et ses objectifs sont à chaque fois à un palier supérieur), et surtout que des programmes, des chartes et autres, correspondant à peu près à la conscience politique de l’ensemble, de sorte qu’ils soient réellement adoptés par tout le mouvement. Le respect la démocratie interne, enfin, est aussi une condition pour que les cadres de l’organisation soient soutenus par la base, et donc en grande partie protégés par elle contre les répressions éventuelles ; ce ne sont pas les qualités intrinsèques de la direction, si bonne soit-elle, mais sa liaison étroite avec la base qui assure la force et le progrès des organisations de masses.
Le dernier point, sur lequel il est utile d’attirer l’attention des militants, est la nécessités d’éviter l’isolement des secteurs en lutte par rapport aux autres secteurs des masses populaires : le drame du mouvement étudiant, qui a été dans une certaine mesure également celui des ouvriers en janvier 1978, est qu’il n’a pas de soutien dans des secteurs autres que l’Université, et que, même, il ne parvient plus à toujours obtenir celui des professeurs du supérieur. Il est certain que l’union des forces politiques qui existent, et de celles qui se créeront, est un facteur important qui va contre cet isolement, c’est une raison de plus pour chercher cette union. Mais cela ne suffit pas, ces forces n’influencent pas encore – et ne le feront que peu à peu – toutes les couches de la société. Il faut également que le programme et la forme des luttes associent au maximum tous ceux qui ne sont pas contre ces luttes par principe. D’où la nécessité de faire de très grands efforts pour comprendre les problèmes et revendications des couches autres que celles des travailleurs et de trouver les méthodes de liaison des luttes des ouvriers avec celles de ces couches, de diriger en tout cas une propagande intense en direction de ces couches pour les empêcher de céder aux pressions du pouvoir.
Mars-Mai 1978.
Notes :
[1] – La grève des ouvriers des Terres Domaniales était aussi politique, mais elle était limitée et ne concernait pas aussi explicitement l’intérêt direct de toute la classe ouvrière.
[2] – Cf plus haut, à pros des D.-S.
[3] – L’auteur du présent texte porte sa part de responsabilité dans cette histoire. Ce qui suivra est donc dans une certaine mesure autocritique.