L’hymne de la 17

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Ameur était un de ceux qui avaient passé un moment à la prison civile de Tunis en 1972. Plus exactement, il avait passé trois mois et quelque pour une affaire politique sans consistance : comme la plupart de ses co-accusés, il avait été acquitté et puis il alla poursuivre ses études en France.

Rentré en Tunisie en 1983, il avait retrouvé certains de ses amis, et passait de temps en temps à un café où ils bavardaient autour d’une bière. Un soir, presque tous étaient partis, il se retrouva seul avec Naceur qui avait été du groupe de la 17, comme ils disaient en parlant de leur séjour en prison.

La bière aidant, ils parlèrent d’abondance, d’abord de questions d’actualité, puis, tout naturellement, revinrent des évocations de la prison. - Te souviens-tu, demanda Naceur, de la vie qu’on menait à la 17 ?

La chambrée 17 était une petite chambrée, la seule du pavillon cellulaire. Dans ce pavillon étaient logés habituellement les politiques, les condamnés à mort, et les détenus de droit commun punis, répartis en 17 cellules individuelles, mais où vivaient souvent plusieurs détenus.

La 17 était assez spacieuse pour loger une quinzaine de prévenus de deux affaires politiques différentes, et, ils y avaient passé beaucoup de moments agréables. C’était de ces moments que les deux amis parlaient, ils évoquaient les discussions, politiques ou pas, les couffins, les plaisanteries, les taquineries, les rapports avec les gardiens, avec les corvéards - c’est-à-dire les détenus de droit commun, homosexuels et transsexuels mis à l’abri des convoitises des autres détenus dans le pavillon cellulaire et chargés, comme leur nom l’indiquait, des corvées générales du pavillon.

Ils faisaient défiler beaucoup de leurs camarades, ne revenaient que des bons et joyeux souvenirs. Ils s’esclaffèrent quand Naceur rappela l’épisode où la femme du Viet, rencontrant un autre détenu en venant voir son mari, lui demanda où était celui-ci. L’autre répondit : « Il est avec Zeinouba » la laissant en larmes. Le Viet eut du mal à la convaincre que Zeinouba était un corvéard homosexuel !

C’est alors qu’arriva dans la conversation le souvenir de leur effort de composition musicale : des détenus politiques avaient, quelques années auparavant, dans cette même chambrée, composé, sur l’air de l’hymne à la joie, de la 9ème symphonie de Beethoven, une chanson en français pleine de fougue et de ferveur révolutionnaire. Ils avaient, pour leur part, chargé deux ou trois d’entre eux de leur proposer, sur le même air, une chanson en arabe tunisien, qui devienne celle de leur petit groupe. Et Ameur et Naceur de chanter mezzo voce, avec quelques fausses notes, cette chanson dont ils n’avaient presque rien oublié.

Citons ici la traduction des paragraphes les plus significatifs de l’esprit de la chanson, avalisée par tous les occupants de la 17, de ce travail, subversif peut-être, mais pas du tout révolutionnaire :

« Si je meurs et que ce soit possible, enterrez-moi à la 17 Il y aura des va-et-vient sur moi, des révisos jusqu’au Viet Grande politique petite politique, même Zeinouba est venue Enterrez-moi dans le coin où Ben Yahia met sa paillasse Les conneries de Naccache et Ben Khader resteront dans ma mémoire Et le Tunisois, je vous en conjure, sortez-le seul à la promenade... »

Quelques explications sont nécessaires pour tout comprendre : le Viet était le surnom de Hedi Slama, qui venait de sa ressemblance physique avec un vietnamien ; la petite politique était en prison la façon dont on définissait les délits liés à l’homosexualité, d’où la nécessité d’ajouter l’adjectif grande à la vraie politique ; Zeinouba, prénom féminin, était celui d’un corvéard qui nous amenait, entre autres, les couffins envoyés par les familles ; le Tunisois (el beldi) est la façon dont Fadhel se présentait, avec ironie.

Quelques jours plus tard, ils eurent encore une soirée très arrosée ensemble, et, à un moment, avaient chanté cette chanson, plus que joyeusement, le garçon les regardait se demandant s’il fallait les mettre à la porte ou écouter et essayer de comprendre. Puis Naceur dit, très sérieusement, comme s’il avait dessoûlé d’un coup : - Tu dois me faire une promesse, c’est très important.

Ameur prit ça à la rigolade : - S’il s’agit d’argent, ne compte pas trop sur moi. - Non, ce n’est pas ça du tout. Voilà : si je meurs avant toi, promets-moi de m’enterrer à la 17. Non, ce n’est pas une plaisanterie, j’y ai bien réfléchi, c’est sérieux : j’ai gardé un excellent souvenir de mon séjour là-bas, et j’ai décidé d’y retourner.

Ameur, incrédule : - Ce n’est pas sérieux du tout, tu sais à quel point les enterrements sont fliqués ici ! Les morts sont plus surveillés que les opposants ! De toute façon, c’était une chanson, rien qu’une chanson humoristique : tu imagines un mec, avec un cadavre, en train de passer successivement toutes les grilles, tu te rappelles qu’on les avait comptées, il y en a plus de sept, et d’entrer dans la 17, de casser le ciment du sol, de faire un trou assez grand, d’enterrer le mec, de tout remettre en place et de s’en aller tranquillement, sans jamais rencontrer un gardien !

Il fit mine de céder, mais, histoire de ne pas capituler complètement, pensa Ameur, il dit pour conclure : - D’accord, mais promets-moi que tu étudieras le problème, et, s’il y a la moindre possibilité…

Dans ces conditions, l’autre ne perdait rien à promettre et il le fit.

Ils se revirent régulièrement pendant une période, puis Ameur passa quelques années à l’étranger, rencontrant Naceur à chacun de ses passages à Tunis, et celui-ci ne fit plus allusion à cette soirée, au point que Naceur n’avait plus aucun souvenir de sa folle promesse…

Mais quand il rentra au pays en 2010, après quelques années où il n’avait pu le faire, Naceur lui tomba littéralement dessus, le lendemain de son arrivée. - Des amis de Paris m’ont averti de ton passage, et, comme on ne s’est pas vus depuis longtemps, je ne voulais pas te rater, dit-il en guise d’explication.

Son ami remarqua sa mauvaise mine, mais aussi une certaine exaltation, il était pressé de parler. - Sais-tu, dit-il, que l’on a détruit la prison du boulevard du 9 avril ? Ils n’ont même pas laissé un pavillon ou une cellule pour rappeler aux gens le rôle qu’a joué ce lieu dans l’histoire du pays ! - J’en avais vaguement entendu parler, et je m’étais dit que c’était tant mieux, elle n’était pas belle ni attirante, et il était temps de déménager la répression hors de la capitale. Mais je t’avoue que je n’avais pas pensé à l’aspect conservation de la mémoire…

Ils restèrent silencieux pendant que le garçon servait des bières. Puis Naceur reprit : - Remarque, c’est une bonne chose pour moi. Tu n’as pas oublié ta promesse, n’est-ce pas ?

Ameur se sentit blêmir, il se souvenait maintenant et paniquait à l’idée qu’il allait lui demander une nouvelle fois de faire cette chose absurde. Et c’est là qu’il prit vraiment conscience de sa mauvaise mine. - Tu n’as pas l’air en forme, dit-il. J’espère que tout va bien. - Non, ça ne va pas, j’ai un cancer, j’en ai encore pour quelques mois, un an au maximum. Ne t’affole pas, je n’ai pas peur de mourir : j’ai garanti l’avenir de mes enfants, ils ont fait de brillantes études…

- Tu ne vas pas me faire ça, protesta Ameur, ne m’abandonne pas. J’étais tranquillisé par ton existence, il y a encore des amis de la période de ma jeunesse… - Oui, pour quelque temps encore. Écoute, tu as toujours été intrépide, un fonceur en toute circonstance. C’est pour cela que c’est à toi que j’ai demandé un service pratiquement impossible.

C’était donc cela, il voyait approcher sa mort et son délire reprenait. - Mais, poursuivit-il, les choses ont changé avec la démolition de la prison que l’on n’envisage pas de remplacer, ils ont planté des arbres sur le terrain. Il sera maintenant beaucoup plus facile d’y accéder et d’y faire ce que tu sais.

Ameur dut s’avouer qu’il avait considéré cette idée avec amusement : cela serait drôle de donner une réalité à des paroles d’une chanson qui n’avait aucune ambition autre que procurer du plaisir à des gars à un certain moment. Et ça serait une sorte de pied de nez à ceux qui les avaient réprimés.

Il s’engagea prudemment. - Attend, ne t’emballe pas, laisse-moi d’abord examiner les lieux et voir ce qu’il en est. - Va, dit-il, et son regard avait repris l’éclat qu’il avait à l’époque, quand ils chantaient…

Ameur était décidé à apporter un peu de gaîté et de joie à son ami pour ses derniers jours : il serait occupé aux préparatifs de cette dernière action d’éclat et ne penserait pas trop à des choses tristes. Aussi, quelques jours plus tard, il sonna à sa porte, une serviette de documents à la main. Le regard de Naceur s’illumina, mais il se maîtrisa le temps de s’installer au salon, une très belle pièce meublée avec goût qui donnait sur le jardin, les bruits de la rue parvenaient à peine.

- Alors ? Demanda-t-il. - Voici mon rapport préliminaire : tout d’abord, ils ont planté des arbres partout, ils sont encore petits. L’accès au terrain n’est pas difficile, si on gare sa voiture loin du boulevard ; en s’arrêtant derrière, à la hauteur de l’ancien hôpital de la prison, lui aussi démoli, l’entreprise est possible. Il faut encore réfléchir à la façon dont on te transportera là-bas, je ne pourrai pas le faire seul, il faut trouver de l’aide, celle de quelqu’un qui tiendra sa langue ; c’est pourquoi je pense à un ancien, il faut trouver lequel : il doit être costaud, en bonne santé et accepter de collaborer à cette folie. Mais ça ne devrait pas être impossible, vu le nombre de fous qu’on était dans le temps…

- Il y a aussi le problème de ma famille, que leur dire ? Bah, on verra plus tard. - Oui, reprit Ameur, en attendant, je me suis procuré un plan de la prison. Ce n’est pas difficile avec Google map et un plan cadastral de la zone. Et, dit-il avec fierté en sortant des documents de sa serviette et en déployant le plan, la cible, le coin où dormait Ben Yahia, est exactement ici ; il ne faut plus que le repérer et le marquer sur le terrain. Nous serons prêts le moment venu. Boulevard du 9 avril

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Photo aérienne (Google map) de la Prison civile de Tunis.
Le pavillon cellulaire est en haut et à gauche de la photo. La 17 se trouve en haut et est perpendiculaire au couloir

Devant le bonheur qu’exprimait le visage de son ami, Ameur eut vraiment envie de réaliser le projet. Mais c’était impossible, il fallait attendre et réfléchir à la façon de lui faire croire que les

Naceur commença à approcher prudemment plusieurs de ses anciens camarades et renonça à les engager dans l’aventure, aucun ne lui paraissant susceptible même de feindre avec conviction préparer un projet pareil, trop de temps avait passé et il leur restait bien peu de l’enthousiasme de leur jeunesse.

Il finit par en trouver un autre, Faouzi, qui avait été arrêté plus tard que lui, et qui avait la réputation d’être un Photon « dur », de ne jamais baisser les bras : il paraissait ne pas avoir vieilli, avoir gardé sa désinvolture, on disait autrefois de lui qu’il ne prenait rien au sérieux. Il connaissait également Naceur, et fut très affecté en apprenant sa maladie et sa fin prochaine.

Ameur le mit au courant de la demande de Naceur et de sa détermination à lui faire croire jusqu’au bout qu’il allait y accéder, il suffirait que Faouzi aille dans le même sens. Et ils allèrent rendre compte à Naceur, qui les pria de se presser, convaincu qu’il était que son mal évoluait très vite.

Ils firent tous trois une expédition de reconnaissance nocturne qui rassura complètement Naceur : il n’y avait guère de surveillance particulière, les choses paraissaient assez aisées. Il regarda longuement le point que lui indiqua Ameur : « C’est ici, n’est-ce pas ? Regardez cet arbre, vous le verrez grandir plus vite et mieux que les autres : si faible que je me sente, il restera suffisamment de nourriture pour cet arbre. Quand vous passerez par là, ne manquez pas de me saluer, je ferai partie de l’arbre. »

En redémarrant, Faouzi leur fit le point de ses démarches : il avait trouvé un gardien à la morgue prêt, pour une légère compensation, à leur fournir un cadavre qu’ils substitueraient à la dépouille de Naceur pour l’enterrement officiel. Ce dernier était aux anges, il les remercia avec chaleur en quittant la voiture pour rentrer chez lui.

Un soir d’automne, Naceur reçut un coup de téléphone qui l’informait de l’aggravation de l’état de santé de leur ami. « Je suis médecin. Il n’est pas en mesure de parler, mais il m’avait laissé votre numéro de téléphone, il tenait beaucoup à vous voir avant de… »

Faouzi, qu’il avait appelé, était avec lui quand ils entrèrent dans la chambre de leur ami. Son regard, presque éteint sembla se ranimer à leur vue, mais il ne dit rien et s’endormit rapidement. Ils allèrent l’embrasser, et restèrent assis à son chevet, laissant leurs pensées vagabonder. Ils prenaient à peine conscience des gens qui entraient et sortaient de la chambre. Puis quelqu’un, cela devait être le médecin, dit « C’est fini » et ils se retrouvèrent seuls dans la chambre, avec la dépouille de leur ami maintenant profondément serein.

Les larmes envahirent Ameur qui, dans l’émotion qui le remplissait, ne comprit pas immédiatement la question de Faouzi : « Et si on le faisait vraiment ? » Pour toute réponse, il se mit à fredonner l’air de la 17.

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