J'éprouve, dois-je le dire ici, une grande sympathie pour Chawki Tabib, indépendamment de nos liens amicaux datant d'une époque déjà ancienne. C'est que, dans ses tentatives de faire entendre le responsable de l'instance de lutte contre la corruption qu'il est devenu, il me fait penser à un autre personnage que j'affectionne, Don Quichotte, le père de tous ceux qui mènent sans succès des combats pour des principes justes contre une réalité profondément dominée par l'injustice.
Mais comme, pour Don Quichotte, le combat de Chawki est loin d'être inutile : ses batailles, ses dénonciations des corrompus et de ceux qui les soutiennent, directement en empêchant toute poursuite ou indirectement en privant ceux qui ont la charge de rechercher la vérité des moyens de le faire, à l'opposé de leurs déclarations hypocrites, auront au moins eu le mérite de montrer la place réelle de la corruption dans le système politique tunisien.
La corruption, considérée généralement comme une déviance dans la gestion publique, l'est effectivement dans les pays connaissant l’État de droit : là, il y a de nombreuses règles, légales et de coutume, de civilisation assumée, qui permettent de la combattre et d'en limiter les effets, d'autant que la marche de l'économie capitaliste, avec ses règles basées sur la libre concurrence, s'oppose à une trop forte généralisation de la corruption, et que le corps judiciaire fait à peu près correctement son travail d'application des lois.
Il n'en est pas de même dans les pays où l’État, fort et centralisé, est simultanément le principal agent économique du pays et le principal, voire l'unique décideur en matière d'investissement et de marchés. Dans ces pays, où le pouvoir politique, celui des personnes ou groupes de personnes qui tiennent l’État, est la source et le seul contrôle réel de celui de l'administration, la corruption n'est pas accidentelle, c'est un élément constitutif du fonctionnement de tous les pouvoirs. Et, pour parler plus précisément de la Tunisie, on peut dire qu'elle fait partie de la gestion courante des affaires, dès avant l'indépendance où elle était un auxiliaire de la domination coloniale, et quelques années après l'indépendance, quand le nouvel État a pris en charge la construction économique et sociale du pays.
Pour fixer les idées, je mettrais une date charnière à la reconnaissance par les plus hautes autorités de l’État de la bienveillance nécessaire par rapport aux corrompus et aux corrupteurs : celle du pseudo-suicide du Commissaire Mouaffak, mort à la veille du grand procès de 1964 pour trafic de devises dans lequel, avait-on, dit, était impliquée, mais non poursuivie, la propre femme de Bourguiba, Wassila Ben Ammar : dans un discours prononcé la veille, le président avait déclaré qu'il ferait punir son propre fils s'il apprenait qu'il était mêlé à ces trafics. Avec cette disparition, l’État déclarait implicitement l'impunité pour la corruption, qu'il acceptait, et, par la suite, qu'il encourageait.
On se souvient peut-être que, suivant Machiavel à la lettre, Bourguiba punissait rarement un haut responsable pris sur le fait, de détournement d’argent ou de corruption : il le nommait à d'autres fonctions, plus importantes, non sans lui avoir fait savoir que son avenir dépendait dorénavant de sa fidélité...
C'est que, dans cet État, et plus encore dans celui de Ben Ali, caractérisé par l'hégémonie du parti au pouvoir, le RCD, la corruption n'était pas une déviation du système, mais faisait au contraire partie de sa marche normale. Dans un régime où les entreprises économiques nationales avaient pour objectif principal d'assurer une clientèle politique aux responsables, où les marchés publics étaient souvent attribués en fonction de critères étranges, la recherche de l'honnêteté des agents de l'administration était le dernier souci des plus hauts dignitaires, qui étaient chargés de régulariser en quelque sorte la corruption, et qui en bénéficiaient de toutes les façons possibles.
Sans insister sur le rôle personnel de Ben Ali, parrain de toutes les opérations douteuses qui lui rapportaient, comme à d'autres, de sérieux pourcentages, la corruption avait atteint un point tel que ceux des entrepreneurs privés qui n'étaient pas impliqués dans cette pratique avaient cessé d'investir dans l'économie tunisienne, de peur de se voir spolier…
Quant au RCD, ses responsables à tous les niveaux ont connu une « ascension sociale » très rapide : outre tous les avantages qu'ils tiraient de leurs fonctions dans la fonction publique ou dans le privé (attribution de sinécures, de postes de dirigeants de coopératives de commerce, de production, de services… où ils prélevaient leur part sur toutes les rentrées) les membres du RCD avaient d'autres fonctions para-étatiques pour lesquelles ils ne recevaient pas de salaire officiel : le quadrillage de la population, la surveillance de tous et la dénonciation de tous ceux qui pouvaient constituer une menace, pour le régime, mais aussi pour eux-mêmes.
Pour ces activités, ils étaient autorisés implicitement à se payer sur la population qu'ils ne manquaient pas de racketter, monnayant leurs interventions pour faire bénéficier d'un droit aussi bien que leur non-interventions (couverture d'une pratique illicite, non dénonciation comme opposants, etc.) : c'est que ce personnel non enregistré de l’État avait besoin de tels encouragements pour continuer sa mission. Tout cela, sans parler des sommes énormes que mettait l’État dans le fonctionnement du parti.
On conçoit dans ces conditions que la corruption était un moyen de pouvoir pour Ben Ali et les siens. Mais le système avait des régulateurs, le pouvoir lui traçait des limites qu'il ne devait pas dépasser, sous peine de mettre en question ce pouvoir même, et il y avait une part des activités du pays qui restait soumise à la légalité, les juges ayant un domaine, certes restreint, mais réel, où ils appliquaient la loi. Les choses ont commencé à se détériorer avec la montée en puissance des Trabelsi : n'acceptant guère de limites à leurs ambitions, ils ont mis le pouvoir en danger, au point que le RCD, las de lancer des avertissements inutiles, fut écarté du pouvoir réel et ne fut plus capable de faire barrage à la révolution.
Cette dernière ne pouvait se traduire par un changement complet des organes de l’État, pour toutes les raisons que l'on connaît. Mais cet État, désormais sans tête, ne trouvait plus qui pouvait mettre des limites aux appétits insatiables des agents de la corruption, d'autant que celle-ci n'était elle-même plus centralisée, que le système de l'économie parallèle développé sous les Trabelsi, avait pris une ampleur considérable, fondé sur les trafics aux frontières : pourquoi investir dans la production de biens lorsque l'on pouvait les importer clandestinement, sans payer frais de douane ni impôts ? Il n'est même pas nécessaire d'évoquer ici les liens évidents de la contrebande aux frontières et de ce qu'on appelle le terrorisme jihadiste, avec toutes les retombées politiques et sociales de ces liens… La part énorme des évasions douanières et fiscales dans l'économie tunisienne est à la source des difficultés que connaît le pays : faut-il rappeler que ces évasions ne seraient pas possibles sans un réseau de corruption (active et passive) qui remonte très haut chez les gestionnaires du pouvoir. Et la loi de réconciliation qu'avait proposée Caïd Essebsi allait dans le sens de conforter et de renforcer les corrupteurs et les corrompus.
Chawki Tabib, devant l'ampleur de la corruption et le peu de moyens dont il dispose, se demande s'il ne faut pas une deuxième révolution pour en venir à bout. Assurément, si, par deuxième révolution, on entend un mouvement assez fort, profond et remontant assez haut pour changer les bases et les méthodes (et aussi les dirigeants) de tous les services qui possèdent une parcelle de pouvoir. Bien plus, si ce mouvement s'appuie sur les demandes populaires de décentralisation véritable de tous les pouvoirs, comme la constitution en a initié les principes et si ces pouvoirs décentralisés sont contrôlés en permanence par les citoyens, assez près d'eux pour pouvoir réagir vite à chaque manquement.
La chance qu'on peut avoir dans cette entreprise est la désorganisation et l'impuissance du RCD, résultat de la révolution, et l'incapacité de tout autre parti, Ennahdha ou un autre, de le remplacer. L'autre chance est la vigueur de la révolution qui, si on s'appuie sur elle, pourra aider ceux qui veulent réellement développer le pays et en finir avec la corruption, parce que cela constitue pour le pays une affaire de vie ou de mort.