On n’envisage pas ici toutes les questions posées par l’existence et le développement actuels de la corruption, en particulier celles ayant trait à la nature des principaux protagonistes du phénomène, ni à la façon dont, après la chute de Ben Ali, a pu se faire la réorganisation du secteur, ni les nouveaux rapports de force en son sein, questions qui ne sont d’ailleurs pas dépourvues d’intérêt du point de vue de la stratégie de la lutte contre ce phénomène.
On s’intéresse ici à la question de savoir si la transformation qu’a connue cet aspect des « déviances économiques », était la conséquence logique de la tournure qu’a prise la situation politique de la Tunisie après la première phase de la révolution de janvier 2011.
La corruption, née sous le régime Bourguiba et prodigieusement développée sous Ben Ali était alors la conséquence, et la condition nécessaire, de l’existence d’un parti unique qui était alors de plus en plus maître de l’État.
Celui-ci, dont une partie des ressources servaient à subventionner le dit parti unique, protégeait les activités illégales permettant l’enrichissement sur les dos des citoyens des membres du parti (corruption racket, chantage à la répression) et de ceux dont on voulait fidéliser le soutien au régime. Et comme l’État tout puissant était à la base de tout, des fonctionnaires étaient souvent à tout le moins aussi bien les complices des plus gros barons de la corruption, que les agents de la petite corruption ordinaire.
On aurait pu penser que cette corruption, liée à l’existence d’un parti unique, allait disparaître avec l’écroulement de ce parti et sa complète séparation d’avec l’État. L’on observe au contraire, depuis la révolution qui a coupé les ailes du RCD, l’augmentation en apparence illimitée de cette corruption, qui a gagné tous les domaines.
Première réflexion sur cet état de fait : on ne s’est pas encore penché sur la responsabilité des partis politiques dans la persistance de la corruption. Pourtant, il suffit de se dire que l’État actuel, n’ayant plus les rapports fusionnels qu’il avait avec le parti unique, n’est plus le pourvoyeur des finances des partis politiques.
Plus encore, la multiplication de ces partis, dont la vocation est de parvenir au pouvoir d’État, est en elle-même une incitation formidable à la corruption : les besoins financiers de ces partis sont considérables, notamment pour les campagnes électorales (affiches et matériel de propagande, achat de gens capables de les défendre dans les médias, et tous les coûts des campagnes, comme la location de salles pour les réunions publiques, de cars pour transporter militants et public, etc.), mais aussi pour leurs activités courantes (locaux et équipement de ces locaux, véhicules, salaires de tous les permanents, y compris les chauffeurs, hommes de peine, gardiens et éventuellement gardes du corps…).
Il y a donc une demande énorme d’argent en provenance de ces partis.
Et ces partis ne se sont pas constitués comme représentants de telle ou telle couche sociale ou force économique capable et désireuse de les financer, mais sur des bases plus ou moins idéologiques et dans le but de remplacer le RCD, sans se poser la question de savoir comment ce parti était parvenu au pouvoir et ce qu’il en faisait. Ils peuvent donc être susceptibles d’accepter avec reconnaissance toute contribution financière, sans poser trop de questions sur son origine.
Ceux qui sont capables de répondre à ces demandes sont rarement des personnes riches convaincues du programme de tel ou tel parti. Ce sont essentiellement des gens qui investissent dans le but d’avoir un retour sur leurs investissements : protection de leurs activités illégales, facilité pour les actes relevant de la corruption, absence de contrôles, de poursuites, etc.
Les liens que ces « hommes d’affaires », aux fortunes dont l’origine, douteuse, remonte souvent à l’ancien régime, entretiennent avec les politiciens de divers bords expliquent la mollesse des campagnes de lutte contre la corruption et leurs fréquents échecs, malgré les déclarations parfois vertueuses des politiques. Ces derniers, dont beaucoup sont objectivement bénéficiaires de cet état de faits, couvrent à leur tour tous ceux qui, dans l’appareil administratif ou répressif, ont une part active dans le schéma corrupteurs-corrompus.
Deuxième réflexion venant de cette analyse : la lutte contre la corruption ne peut pas seulement être la découverte et la poursuite des individus impliqués dans ce phénomène ; elle est nécessairement aussi une lutte contre une partie des appareils des partis politiques, en particulier ceux que l’on a essayé d’associer le plus possible au pouvoir.
Cette lutte est très difficile à mener pour ceux qui, membres d’un gouvernement issu de ces partis politiques, risquent à tout moment de se trouver en porte à faux : mener cette action sans toucher aux partis politiques peut s’avérer très difficile, voire impossible, et aller jusqu’au bout expose à de sérieux problèmes dont on ne connaît pas les limites.
Cette lutte, pour être efficace, peut-elle se dérouler à l’intérieur du cadre du « processus démocratique » dont la corruption entache profondément l’aspect démocratique ? On voudrait l’espérer, mais en l’absence d’une véritable démocratie qui ne tiendrait pas le peuple à l’écart des décisions, cela semble pour le moins problématique.