En ce 26 janvier, alors que l’UGTT joue un rôle politique considérable, l’anniversaire des affrontements de 1978 a une valeur symbolique certaine. Nous, les prisonniers politiques de gauche de Perspectives et Amel Ettounsi, avions intensément vécu de la prison de Borj Roumi ces événements. Voici un extrait de “Qu’as-tu fait de ta jeunesse. Itinéraire d’un opposant au régime de Bourguiba (1954-1979)” Le cerf, Paris - Mots passants, Tunis, 2009, où j’évoque cet épisode.
Le 26 janvier 1978
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A l’extérieur, les événements qui avaient commencé avant mon absence, s’étaient accélérés : multiplication des grèves, affrontements entre syndiqués et milice du Destour, vives attaques de la presse officielle contre l’UGTT, parution d’articles très contestataires, et souvent violents, dans Ech-Chaab, le journal des syndicats, déclaration quasi révolutionnaire adoptée après un congrès de l’UGTT qui avait établi le soutien des dirigeants aux revendications et luttes ouvrières.
Nous étions très bien informés au Borj, par les visiteurs, par les journaux que nous arrivions à nous procurer, ainsi que par les informations que nous donnaient parfois les gardiens, eux-mêmes inquiets du climat général du pays. On avait depuis peu doublé les liaisons téléphoniques du Borj par une liaison radio ; celle-ci, branchée sur le ministère de l’intérieur, permettait aux gardiens, qui nous le racontaient parfois, de suivre la mobilisation de plus en plus grande des forces de répression.
Le 25 décembre, le premier ministre Nouira profitait d’un court séjour à l’étranger de Tahar Belkhoja, ministre de l’intérieur, pour, avec l’autorisation de Bourguiba, cela va de soi, le déposer dans des circonstances rocambolesques : bureau forcé, installation semi-clandestine de son successeur, Dhaoui Hannablia, et début de “ménage” dans le ministère.
De toute évidence, on préparait une grande répression, et on disait que Nouira et Sayah, le directeur du parti destourien, avaient reproché à Belkhoja sa mollesse durant la grève des ouvriers du textile de Ksar-hellal, dans le Sahel ; les grévistes avaient occupé la ville et encerclé le poste de police : en fait, le sang-froid des autorités avait évité un bain de sang, et l’armée, arrivant plus tard, put faire évacuer l’usine et la ville dans le calme.
On commençait à rapporter des accusations contre Belkhoja, qui allait de l’incapacité au complot avec les syndicalistes, les communistes…
On remplacera au lendemain du 26 Janvier le Directeur général de la Sûreté nationale, Zakaria Ben Mustapha, par le colonel Zine El Abidine Ben Ali, rappelé de l’ambassade de Tunisie au Maroc où il était attaché militaire depuis l’avortement de l’unité tuniso-libyenne de 1974 (il avait été proposé à l’époque par Gueddafi comme secrétaire d’État à la Sécurité Militaire au sein du gouvernement mort-né de l’Union).
Pour l’heure, sept ministres démissionnent pour marquer leur désaccord avec la politique du gouvernement Nouira, c’est une première en Tunisie. Il est de plus en plus clair que quelque chose de terrible se prépare, et nous, de la prison, nous sommes inquiets, comme tous les citoyens, plus encore parce que notre imagination travaille.
Mais, jusqu’au dernier moment, malgré les informations sur la mobilisation de la police et de l’armée, sur des arrestations de dirigeants syndicaux, sur l’encerclement du local, sur les décisions de l’UGTT, nous espérons que le conflit se déroule pacifiquement, à tout le moins sans que les armes ne parlent.
Aussi est-ce avec incrédulité d’abord, stupéfaction et indignation ensuite, que nous apprenons, par des gardiens affolés qui ont écouté les transmissions radio de la police, que l’ordre de tirer a été donné et exécuté, il y avait déjà des morts vers dix heures du matin, paraît-il, et même on aurait entendu des salves en arrière-fond des transmissions… Il faudra bien se rendre à l’évidence : c’était vrai, et pire que cela.
Les informations nous parviendront peu à peu : il y a eu des provocations, probablement des gens de la milice, des coups de feu tirés, puis la police s’est déchaînée… Les arrestations pleuvent, pas seulement à Tunis, mais aussi à l’intérieur du pays, les tortures sont pratiquées systématiquement, d’ailleurs un syndicaliste, Kouki, en mourra ; on s’efforce d’arracher aux syndicalistes, par la menace et la torture, des paroles de reniement, de désaveu de la direction syndicale, on en obtient quelques-unes, notamment de Mohamed Galbi, un journaliste à l’humour corrosif, dont les chroniques sur Ech-Chaab avaient enflammé ses lecteurs…
Il mettra beaucoup de temps à se remettre de la répression, Galbi, et bien que son immense talent soit intact, il semblait, plusieurs années après, avoir quelque chose de brisé…
On imagine aisément la fièvre qui s’était emparée de nous : nous courions après chaque bribe d’information, interprétions chacune qui nous parvenait, discutions à n’en plus pouvoir mais de la signification de ceci ou cela… Tout de même, il semblait que, dans son ensemble, la direction de l’UGTT avait tenu bon, qu’elle restait sur ses positions…, et en prison.
Au cours d’une séance de la Chambre des députés, on avait retiré leur immunité à ceux des cadres syndicaux qui étaient députés. Un député membre du BE de l’UGTT, Khelifa Abid, qui avait été absent du conflit parce qu’il était à l’hôpital à ce moment, essaya bien de défendre ses camarades : on lui coupa brutalement la parole, des députés l’invectivèrent, l’un d’eux, Hassen Kassem, qui était notoirement le chef de la milice destourienne le menaça de mort en public, au cours d’une séance retransmise par la télévision : le but était de terroriser le pays, et pas uniquement les députés, qui, Khelifa Abid mis à part, votèrent docilement tout ce qu’on voulait,.
La répression ne cessait de s’étendre, cette fois sous des formes moins violentes : licenciements en masse pour participation à la grève, surveillance policière générale, présence d’indicateurs et de membres de la milice qui dénonçaient ceux qui soupiraient… On improvisa une nouvelle direction, fantoche bien sûr, derrière un ancien syndicaliste, Tijani Abid et l’épuration se généralisa, sous la férule de ces “chourafas” (hommes d’honneur - sic !) : décidément on passait toujours le même film, avec des acteurs à peine différents…
Procès préfabriqués devant la Cour de Sûreté de l’État, devant des tribunaux correctionnels, lourdes condamnations auxquelles on ne faisait plus attention, cela aussi c’était du déjà vu, même si les acteurs d’aujourd’hui, certains du moins comme Habib Achour et ses lieutenants, avaient pris la place de ceux que leurs communiqués avaient stigmatisés quelques années plus tôt… ; chez nous, on s’habituait à l’ambiance et on commençait à se mettre à éplucher les positions que les uns et les autres avaient pu rendre publiques, on écrivait des points de vue que l’on se passait entre chambrées, entre groupe, qui circulaient sans commentaires…
Personnellement, j’avais écrit un texte, plutôt long, où je m’efforçais de poser clairement les problèmes et de développer une analyse scientifique, du moins je le pensais : il fallait rompre avec les positions toutes faites, avec tous les a priori qui empêchaient la pensée des marxistes d’avoir la moindre force opératoire, comme par exemple la caractérisation du mouvement du 26 Janvier, parce que mouvement de travailleurs, comme révolutionnaire.
J’y passais en revue l’historique des rapports du syndicat, l’UGTT, avec le pouvoir, et montrais comment, crise après crise, il s’était construit une identité syndicale qui pouvait sembler disparaître par moment, mais qui finissait par ressurgir, ne permettant jamais au pays de faire l’économie de la lutte de classe.
J’y disais autre chose aussi, plus directement en rapport avec la période actuelle et les événements sanglants qui s’étaient déroulés, sur le rôle passé et présent des dirigeants du syndicat, aristocratie ouvrière se compromettant quelquefois avec le pouvoir, mais attachée à l’existence relativement autonome des syndicats, existence dont dépendait leur pouvoir.
J’essayais de faire une analyse froide et lucide, qui débouchait d’ailleurs sur l’idée, vérifiée maintes fois par la suite, que le syndicat se relèverait et redeviendrait une force avec laquelle on devrait compter.
Il s’agissait d’une analyse, bien sûr, comme il y en avait eu beaucoup à la même époque, leurs auteurs ayant été surpris, étonnés ou heureux que le choc social ait eu lieu, mettant brutalement fin au mythe du consensus national.
Mais je crois c’était, pour moi en tout cas, une façon d’exorciser l’horreur, cette idée insupportable, et pourtant incontournable, que le pouvoir avait tiré à balles réelles, non pas contre des émeutiers qui créaient le désordre, mais contre une des forces du mouvement national, contre des salariés pacifiques qui s’étaient mis en tête de faire une grève générale : il ne s’agissait plus, comme cela avait été le cas avec nous, de réprimer des gens qui avaient un désaccord sur la politique choisie, c’était maintenant l’affirmation brutale d’elle-même et de ses pouvoirs incontrôlés par une bourgeoisie arrogante et ignare, cela ouvrait une nouvelle période sombre…