Cinq ans après la fuite de Ben Ali, il me parait nécessaire de publier l’extrait suivant d’un ajout à mon livre “Vers la démocratie ?” qui paraîtra sans doute en langue arabe au cours de l’été prochain. En effet beaucoup de voix s'élèvent pour dire qu’il ne s’agissait pas d’une révolution. Il faut dire qu’une bonne partie de ces experts en matière de terminologie révolutionnaire sont plutôt des experts et agents de la dictature et / ou de la contre-révolution : par définition une révolution commence par la destruction des bases de l’appareil d’Etat. Que la construction du nouvel Etat rencontre des obstacles, soit lente, chaotique parfois, n’enlève rien à son caractère révolutionnaire. C’est effectivement le cas.
Lorsque ce soulèvement s’est produit, le 17 décembre et après, le pouvoir était isolé : deux ans après la révolte du bassin minier, à Gafsa, le peuple grondait, mais ce qui a été déterminant a été la défection du RCD, c’est-à-dire d’une formidable machine de surveillance, de contrôle et de répression de la population, que le manque de soutien de l’appareil d’État avait fragilisé face à la colère des masses populaires. La mobilisation de ces dernières n’a pas rencontré une grande résistance de la part du parti au pouvoir : d’une part, ses membres étaient conscients de capitaliser une bonne part de la haine populaire et se terraient, d’autre part la rupture de l’accord avec Ben Ali ne les poussait pas à défendre ce dernier. Peut-être ont-ils espéré que le soulèvement leur permettrait de réaliser en quelque sorte un nouveau 7 novembre et de remettre un des leurs au sommet de l’État.
Ils n’en auront pas le loisir : en s’attaquant, non seulement aux symboles de l’État, mais aussi à ceux du RCD, la jeunesse a, sans en avoir une claire conscience, transformé sa révolte en révolution, puisque elle a brisé la base fondamentale du régime : l’existence d’un parti unique tout-puissant, aux ressources quasi intarissables, pour autant que le peuple pouvait manger. De ce fait, toute tentative de retour du RCD était d’avance vouée à l’échec, faute de militants décidés et de dirigeants reconnus par les militants…
La « révolution de la dignité »
En février 2011, un jeune de la région de Meknassy expliquait ainsi sa participation au mouvement révolutionnaire :
« Pendant ces journées de manifestations où des amis, des camarades tombaient près de nous, nous n’avions pas peur d’affronter la mort, car nous n’avions pas grand-chose à perdre : nous vivions dans une sorte de trou sans espoir que la situation s’améliore, nos seules activités étaient de longues stations au café, où nous rabâchions notre désespoir, après avoir soutiré le prix d’un café ou de quelques cigarettes à des proches... Alors, vivre, mourir, quelle différence ?
Vous parlez de liberté, de démocratie, nous avons vécu le combat pour qu’elles triomphent. Pas par idéalisme ou amour de ces notions. Non. Nous avons débarrassé le pays des Trabelsi (la belle-famille de Ben Ali, symbole de la mafia), maintenant ceux qui ont de l’argent vont pouvoir l’investir et, ainsi, nous pourrons avoir du travail. Peu nous importe que des riches continuent de s’enrichir, l‘essentiel est de tirer le pays et ses jeunes de la misère. »
On voit que le niveau de conscience spontanée des acteurs de la révolution était très élevé, puisque ils liaient leurs revendications à des changements dans la situation économique et politique, même s’ils ne concevaient pas vraiment plus que la suppression des obstacles supposés à l’investissement productif. Et, très rapidement, ils ont adopté le terme de révolution pour parler de ce qu’ils avaient fait, car ils savaient qu’ils avaient transformé la situation politique au-delà d’un simple changement de personnel.
Nous ne nous étendrons pas sur le déroulement de la révolution, la manière dont elle s’était généralisée après être partie du Centre du pays : c’est une région déshéritée, et discriminée de longue date par les pouvoirs centraux successifs ; ces pouvoirs ont toujours été irrités par l’esprit indépendant et le sens de la dignité de ces pasteurs semi-nomades et de leurs tribus qui se regroupaient parfois pour résister au pouvoir central et à la cupidité de ses courtisans. La diffusion par de jeunes internautes des informations et des images de la répression policière d’émeutes qui ne s’arrêtaient pas en dépit des morts et des blessés, si elle n’a pas été déterminante, a tout de même accéléré l’unification territoriale et politique du combat, et donc rapproché son issue. Et il y a certainement eu des pressions étrangères afin de se débarrasser d’un Ben Ali encombrant avant que les choses n’aillent trop loin…
Les partis politiques, qui avaient timidement manifesté leur présence sous Ben Ali, étaient de trois sortes : il y avait d’une part ceux qui étaient issus d’une scission avec le PSD, comme le PUP, bensalahiste, c’est-à-dire attachés au socialisme tunisien des années 60, ou comme le MDS, fondé par Ahmed Mestiri, qui réclamait la démocratisation de la vie politique ; et d’autre part, ceux qui étaient issus de transformations à partir du PCT, et de ses différentes évolutions, qui, partant d’un marxisme très élémentaire, essayaient d’exister dans une atmosphère à vrai dire peu propice, en ayant implicitement rejeté tous les aspects communistes de leurs engagements après la chute du mur de Berlin ; et enfin, les islamistes, réprimés très durement et dont l’existence clandestine était pourchassée sans pitié…
Du fait des caractéristiques du régime, et de sa répression constante, y compris contre les protestataires de gauche, ces partis, souvent tentés par la participation aux comédies électorales de Ben Ali, étaient plutôt centrés sur la critique du manque de liberté et la dénonciation du caractère policier du système. Délaissant les analyses théoriques de la société, abandonnant les luttes sociales, ils se cantonnaient à ce rôle, qui tenait plus de celui des dissidents des pays de l’Est, que de partis implantés dans les masses populaires et dirigeant, ou au moins participant aux luttes de ces dernières. On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que ces partis préféraient s’adresser à l’opinion publique européenne, dans l’espoir d’obtenir un soutien dans leurs luttes pour des réformes démocratiques, plutôt que faire un effort pour parler aux Tunisiens. Il faut dire que, dans ce combat démocratique, les partis étaient précédés par les trois ou quatre associations de la société civile qui ont porté sans relâche le flambeau des libertés.
C’est la raison pour laquelle ces partis ont tous été absents de la révolution, montrant ainsi leurs limites, l’incompréhension de la situation réelle en étant une constante. Il faut croire que, formations politiques conçues et organisées dans la société du vingtième siècle, aucun d’eux ne s’est posé la question de la nécessité de leur adaptation aux réalités des temps nouveaux : l’impossibilité de faire progresser les forces productives, d’où le développement des activités mafieuses et la pression de plus en plus forte exercée sur la population par les potentats du RCD ; la véritable nature de ce RCD, que ces partis continuaient de considérer, au mépris des évidences, comme un parti politique, alors qu’il était un instrument décisif de la construction de l’État de parti unique, ce qui le désignait comme l’ennemi principal de la libéralisation.
Ben Ali n’étant que le chef de cet État et de ce parti ; le rôle des différentes classes ou fractions de classe et de leurs organisations (UGTT, Avocats, UGET, UTICA, etc.) et leur attitude par rapport au pouvoir ; enfin, ils n’ont pas pris en compte la révolution informatique, avec l’accélération prodigieuse de la circulation de l’information, y compris les images (d’où le rôle joué par les internautes), et également avec ce que cela peut représenter comme possibilité de populariser l’histoire et ses leçons.
Après la fuite de Ben Ali, alors que les restes de l’ancien régime s’efforçaient de sauver ce qu’ils pouvaient de l’ancien État, les partis politiques, désormais libérés de la répression, sans se poser de questions, ont mis tout en œuvre pour détourner à leur profit un mouvement politique formidable qu’ils n’avaient pas su prévoir, qu’ils ne savaient pas interpréter.
C’est donc sur une révolution d’un caractère inédit qu’a débouché la mobilisation du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, une révolution sans direction, sans vision de l’État à reconstruire, sans revendications plus précises que celles de la liberté, du travail et de la dignité et sans expérience de la lutte et des voies de la traduction de ses mots d’ordre dans la réalité politique. Elle ne pouvait que se trouver désarmée face aux manœuvres de la contre-révolution et aux appétits sordides des partis politiques, comme l’a illustré la suite des événements.
Mais, malgré les lacunes de sa préparation subjective et la limitation de ses ambitions, cette révolution, en quelque sorte objective, doit à sa vigueur, sa généralisation, son obstination et sa vigilance d’avoir empêché le retour du RCD, retour qui paraît définitivement exclu : c’est que les choses ont changé et en premier lieu les libertés arrachées ne laissent plus d’espace à un parti unique ; les libertés publiques, notamment liberté de parole et d’association, interdisent dorénavant le discours unique, la pensée unique, la direction unique en politique. Et ces libertés, on n’est pas prêt à les remettre en cause, même si ce ne sont pas (pas encore) les révolutionnaires qui en bénéficient le plus.