J'avoue avoir cédé à un accès de curiosité et décidé de regarder l'interview que le président du gouvernement s'apprêtait à donner mercredi soir. Non que j'attendais un miracle, mais j'étais curieux de voir si effectivement le “jeune” patron du gouvernement saurait, contrairement à ses prédécesseurs, montrer une véritable compréhension de la situation qui prévaut dans le pays, en bref saurait apparaître comme un homme politique.
Hélas, il sera dit que les hommes nommés par Caïd Essebsi ne peuvent le demeurer que s'ils restent des exécutants et s'ils ne pensent pas par eux-mêmes. Aussi Monsieur Youssef Chahed s'est-il interdit toute allusion à des faits politiques marquants de la situation, comme par exemple le conflit de Kerkenna ou la question de Jemna, deux événements qui posent un certain nombre de problèmes fondamentaux pour le pays.
Il faut dire que, pour noyer son discours dans un flot de promesses sans consistances, sans aucune preuve qu'elles puissent être tenues, basées sur des chiffres plus ou moins significatifs, il a bénéficié d'un appui très efficace : la complaisance des journalistes qui l'interrogeaient, et paraissaient, par l'adaptation de leurs questions au ton de l'interviewé, suivre un rituel préparé en commun. Je ne crois pas que cela soit le cas, mais cela aggrave la responsabilité de ces journalistes qui renouent ainsi avec les pratiques de temps de Ben Ali, où les journalistes, “quatrième pouvoir” se bornaient à être des caisses de résonnances du pouvoir exécutif.
Ainsi, par exemple, dans le domaine de la lutte contre la corruption, ils n'ont pas demandé s'il était prévu, étant donné que la plupart du trafic des marchandises introduites frauduleusement l'étaient par les ports, de faire une enquête rigoureuse parmi le personnel de la douane, dont une partie est forcément complice et de prendre des mesures pour mettre fin à ces pratiques qui, notamment, allègent énormément les rentrées de l'État. Ou s'il sait comment il va faire pour que les gens paient à l'État ce qu'ils lui doivent, en particulier leurs impôts. Ou encore si le gouvernement compte prendre des mesures conservatoires contre les fraudeurs et corrompus qui font l'objet de plaintes instrumentées par l'Instance de lutte contre la corruption, et s'il a l'intention de renforcer le corps des magistrats aptes à juger de ces affaires.
Sans qu'il soit nécessaire de faire remarquer que de nombreux responsables de la sûreté et de la justice disent connaître les barons de la corruption et des divers trafics, n'aurait-il pas été instructif de savoir si le chef du gouvernement est conscient de la menace que ces gens font peser, non seulement sur l'économie du pays, mais sur sa sécurité-même ?
Ils ne lui ont pas fait remarquer non plus que les mesures d'aide à l'emploi, fort insuffisantes au demeurant, ne tenaient vraiment pas compte de la situation : si les employeurs n'embauchent pas suffisamment, n'est-ce pas parce que le marché est réduit, et non pas (comme certains en Europe le font croire) parce que la main-d’œuvre coûte trop cher ? Et n’y aurait-il pas une question des plus intéressantes à poser en matière de carrières de diplômés : le chef du gouvernement est-il conscient de la catastrophe politique, économique et humaine que représente la fuite des cerveaux, le départ vers l’étranger de diplômés formés durant de longues années et à des coûts considérables dans le pays ?
Et ces représentants des faiseurs d’opinion n'ont rien trouvé à redire sur cet effort magnifique qui consiste à construire 10.000 logements populaires en… trois ans ! L'impression d'improvisation chez un homme qui tente de faire coexister (mais en est-il conscient ?) un libéralisme bien plus poussé que celui de Nouira et un interventionnisme extrême de l'État n'est au fond pas la seule responsabilité de Chahed, elle vient des données mêmes de la situation, où il est impossible de faire bouger quelque chose d'important sans une volonté de fer et un véritable appui populaire, et non venant de partis politiques éloignés du peuple.
Sur le principe de gouvernement d'unité nationale, principe qu'on aurait dû expliquer politiquement, mais à propos duquel Y. Chahed est resté étrangement muet, il aurait fallu nous montrer que les adhérents à ce gouvernement, choisis dans les différents partis, ont approuvé une charte publique qui les engage tous; cette charte devrait définir les objectifs de ce gouvernement et les moyens qu'il compte mettre en œuvre, non pas sous forme de principes généraux et abstraits, mais sous forme d'un faisceau de mesures à prendre dans les divers domaines, à différentes échéances ; la charte devrait prévoir également que les partis politiques participants s'obligent à se mettre au service de cette politique…
L'absence de clarté sur ces points, dont la clarification relève du chef du gouvernement, n'est-elle pas un premier obstacle à l'application de principes clairs ? Il en est d'autres, en particulier cette ineptie de vouloir à tout prix faire revivre les structures et les mœurs d'un État de Parti unique à l'heure où le pluripartisme est devenu incontournable. Alors, une soirée de perdue ?
Pas tout à fait puisqu'elle nous a permis de constater que, malgré toutes les déclarations tonitruantes, rien n'a vraiment changé sous le soleil, que le discours politique dominant n'est qu'une remise à jour des discours précédents et que la révolution est plus que jamais d'actualité.