LE TOURNANT DU 26 JANVIER 1978 – Partie II

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LES TRANSFORMATIONS DU CONTEXTE GÉNÉRAL

La classe ouvrière a changé, cela n’est que la conséquence d’un processus qui a affecté la société tunisienne tout entière : de société coloniale opprimée par le colonialisme français elle s’est complètement muée, après 20 années d’indépendance formelle, en une société capitaliste dominée par les formes récentes du néo-colonialisme, européen et américain surtout. Cette mutation est limitée par le fait de la domination, plus exactement celle-ci pose des frontières aux possibilités de développement économique intérieur et donc de création d’emplois et de richesses, ce qui favorise des déséquilibres économiques et sociaux de taille. Mais malgré ces limites, la généralisation du MPC dans le pays a été telle qu’il est devenu le mode de production dominant, et qu’il ne reste plus grand chose du secteur tunisien traditionnel, ni du mode de production de l’ère coloniale.

L’essentiel de cette transformation, plus exactement de ses bases matérielles, a été le fait de la planification des années 60, la « politique de Ben Salah », avec ses « réalisations »‘ économiques et sociales : en bousculant, souvent avec violence, les structures économiques et les rapports sociaux de production, en investissant sans se soucier de la rentabilité ni de l’endettement vis à vis des impérialismes[1] dans des ouvrages d’infrastructures, dans de grands projets industriels, dans des « réalisations sociales » (scolarisation, santé, culture…), dans la modernisation de l’agriculture, en brisant systématiquement toutes les structures d’autoconsommation, en prolétarisant un très grand nombre de petits producteurs, cette politique a jeté les bases d’un relativement large développement de ce MPC dominé par l’impérialisme, car elle créait simultanément un double marché de la force productive d’une part, des produits de consommation en partie fabriqués dans le pays et des biens de production entièrement importés.

La politique des années 60, fondée sur le capitalisme d’État, supposait la domination de la bureaucratie d’État, et son élargissement continuel, sa transformation en bourgeoisie d’État, régnant sans partage sur la société. De ce fait cette politique, qui précipitait par la violence de très nombreux petits producteurs des villes et des campagnes dans les rangs de la classe ouvrière, exigeait que personne ne pût remettre en cause cette domination, ni lutter contre, et surtout pas la classe ouvrière et les classes en voie de prolétarisation, d’autant plus que ces classes devaient en grande partie financer les investissements et qu’il ne fallait donc pas qu’elles puissent même mener des luttes revendicatives : blocage des salaires et régime policier répressif accompagnent la montée de cette bourgeoisie d’État[2], jusqu’au jour où les masses ont commencé à se révolter et où, sur la base de cette révolte, les autres fractions bourgeoises ont mené une action de palais pour mettre fin à cette hégémonie[3]. A partir de 1970 a été engagée une nouvelle politique, caractérisée en apparence par le retour aux règles de la « saine gestion des affaires », c’est à dire par la réintégration des critères du profit à attendre des investissements, des intérêts “normaux” des prêts accordés, etc., c’est à dire en fait par la domination sur l’économie tunisienne du capital financier tunisien et étranger. Cela a entraîné le renforcement et l’accélération de l’enrichissement de la grande bourgeoisie, la généralisation plus poussée encore du MPC dominé, dépendant encore plus de l’impérialisme et l’accentuation du poids du problème du chômage, rendu plus aigu à cause de l’encouragement à l’initiative privée, tunisienne et étrangère, et l’accentuation des inégalités sociales.

Dans sa crainte d’une explosion sociale, dans l’espoir de réduire le chômage, mais surtout pour s’intégrer davantage au marché mondial capitaliste, la bourgeoisie au pouvoir a largement, et parfois même aux dépens de ses propres fractions[4], ouvert les portes du pays aux capitaux étranger publics et privés : les avantages exorbitants accordés par les lois d’Avril 72 et Août 74 à ceux qui produisent pour l’exportation sont le fondement de la propagande continuelle du pouvoir auprès des capitalistes, en Europe et en Amérique. Malgré les moyens mis en œuvre les résultats sont loin de ce qui était espéré, aussi bien au point de vue du volume des capitaux investis qui reste dérisoire, que de « l’apport technologique » pratiquement nul et du nombre d’emplois créés en fin de compte peu important (20.000 depuis 72) et peu stable : les premières victimes de la crise européenne et de la baisse des importations de textiles ont été les salariés du secteur textile destiné à l’exportation…

Dans les campagnes l’abandon du système des coopératives n’a pas signifié un retour aux structures qui existaient auparavant : du fait de la généralisation du marché, nombre de petits paysans auxquels on a rendu leur terre se sont vus contraints de la céder sous forme de location ou de vente, et d’essayer de trouver de l’embauche comme salariés, pendant que la politique générale de crédit et d’encouragement à la « modernisation » et à l’augmentation de productivité de l’agriculture consacrait la généralisation du MPC avec toutes les tendances habituelles à la concentration de la terre qui l’accompagnent. Le programme de « développement rural », présenté comme la manne qui doit sauver le petit paysan parait plutôt le dernier moyen imaginé pour intégrer dans le marché capitaliste national (et par là dans le marché international) ceux des petits paysans qui y échappaient encore, tout en fixant sur place une main d’œuvre d’appoint indispensable aux gros exploitants qui se plaignent de la rareté de la main d’œuvre agricole, spécialement saisonnière.

Malgré cette politique, malgré l’organisation par le pouvoir .de l’émigration, surtout en Europe et en Libye, de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, malgré la prolongation artificielle de la scolarité, le problème du chômage ne cesse de s’aggraver, faisant peser sur toutes les classes de la société une sourde menace : sur la grande bourgeoisie au pouvoir par l’instabilité qu’il maintient dans les relations sociales et le danger de dégénérescence violente de n’importe quel affrontement dans les lieux publics, particulièrement en cas de luttes de classes, comme dans la période de janvier, mais aussi à partir de .n’importe quelle manifestation autre, à caractère politique d’étudiants ou simplement sportive, par exemple ; sur les classes moyennes des villes, et plus spécialement les boutiquiers, mais pas seulement eux, par les différentes formes de délinquance, vols et violence notamment, que la chômage produit dans les grandes concentrations de population ; sur la classe ouvrière enfin, par les possibilités de pressions sur les salaires que le grand nombre de chômeurs offre aussi bien que par celles d’utiliser cette armée potentielle pour briser les luttes ouvrières : la propagande du Destour n’a pas manquée, fin 77-début 78 , de tenter de mobiliser les chômeurs contre l’UGTT qui non seulement ne défendrait que les gens qui ont du travail, et non ceux qu’en cherchent, mais ne voudrait pas, par égoïsme d’ouvriers qui poussent leurs revendications le plus loin possible, aider à dégager les ressources nécessaires pour combattre le chômage… Danger pour la société, élément de perturbation dans les luttes, le chômage est évidemment aussi une tragédie pour ceux qu’il touche et rejette dans le désespoir, plus spécialement quand ils se trouvent confrontés aux sollicitations sans fin de la vie urbaine.

Le résultat le plus important de cette politique du pouvoir depuis 70, au point de vue des classes populaires, est la baisse de leur pouvoir d’achat, ou plus précisément la hausse relativement plus rapide du coût de la vie et l’élargissement de l’éventail des besoins, alors que les classes favorisées étalent insolemment enrichissement et gaspillage… La répercussion de la crise du capitalisme mondial, conséquence directe de la dépendance du pays, inflation et hausse continue du prix de la plupart des produits de consommation, a accéléré la reprise des luttes revendicatives, qui deviennent d’autant plus âpres et plus décidées que les mesures « d’austérité » prises par le pouvoir épargnent visiblement les possédants, augmentent encore plus es inégalités sociales.

L’U.G.T.T. ET LE POUVOIR LES CRISES DE 1956 ET 1965

Dans l’histoire de la Tunisie indépendante, toutes les organisations nationales ont eu, a un moment ou un autre, des démêlés avec le parti au pouvoir. Mais c’est l’UGTT dont les rapports avec le pouvoir ont eu le plus de hauts et de bas. Cela a commencé peu après l’indépendance, dès qu’a été assurée, grâce au soutien de l’UGTT, la victoire de Bourguiba sur Ben Youssef : à son congrès de 1956, l’UGTT avait adopté un programme économique et social très « avancé » pour l’époque, qui fit croire qu’elle postulait le pouvoir, ce qui était peut-être vrai pour une partie de ces dirigeants, A.Ben Salah en tête. La mise en œuvre, en gros, de ce programme, quelques années plus tard, dans le cadre de la planification autoritaire, devait montrer qu’il n’impliquait pas, au contraire, la transformation de la classe ouvrière en classe dirigeante, mais qu’il était l’objectif et la base du développement d’une classe encore embryonnaire, sans consistance en 1956, la bourgeoisie d’Etat. Mais cela, personne ne l’avait deviné et ces prétentions de la direction de l’UGTT ont été interprétées par le Destour et son président comme un défi qu’il ont relevé en provoquant la scission de l’organisation syndicale suivie, après l’élimination de Ben Salah et des intellectuels qui l’approuvaient, d’une réunification autour des deux dirigeants d’origine ouvrière, Ahmed Tlili et Habib Achour.

On a souvent interprété superficiellement cette scission comme étant, par l’intermédiaire du « traître » Achour « , créateur de l’UTT scissionniste, et du « capitulard » Tlili, acceptant de faire écarter Ben Salah et prenant sa place, une première tentative de la bourgeoisie de liquider l’organisation syndicale en s’appuyant sur la subversion d’une partie de l’appareil (très peu de cadres ont soutenu Ben Salah, qui devait s’en souvenir par la suite). Les choses sont plus complexes, si y réfléchit non seulement à la lumière des crises qui ont suivi, mais également en envisageant l’indifférence de la majorité de la classe ouvrière et particulièrement des syndicalistes, devant cette « liquidation ». C’est que, si pour les « progressistes » de l’époque, ce programme de l’UGTT paraissait ouvrir la voie au socialisme, la majorité des ouvriers comme de l’appareil syndical ne se sentait pas concernée par ce programme, élaboré en dehors d’elle par des intellectuels qui n’avaient, après son adoption par les congrès, pas fait d’efforts réels pour le populariser.

Ce qu’ils voyaient, ces hommes de l’appareil, c’est qu’avec leur programme et leurs ambitions politiques, ces dirigeants intellectuels – qu’ils ne considéraient pas vraiment comme des leurs – voulaient dévier les syndicats de la voie qu’ils considéraient, eux comme la bonne : pas d’intervention directe en politique (déjà !), celle-ci restant du domaine du Parti Destourien, mais des syndicats à l’américaine, force économique possédant ses entreprises et ses capitaux, régnant sur l’embauche de tous les ouvriers, seule habilitée à parler en leur nom… Ce rôle important ne pouvait être joué qu’à condition qu’il y ait un consensus avec le Destour et que celui-ci ne se sente pas menacé politiquement : à lui le pouvoir politique sur l’Etat et la société, à l’UGTT la direction de la classe ouvrière, son encadrement et le monopole de sa représentation, avec la puissance que confère ce monopole face au patronat, mais aussi le fait d’être elle-même un patron d’importance. En somme, et à côté d’une indiscutable intervention du Destour pour limiter l’autonomie de l’UGTT, le conflit au sein de la centrale opposait non pas les représentants des ouvriers (Ben Salah) aux traîtres (Tlili, Achour), mais des représentants potentiels de la future bourgeoisie d’État à l’aristocratie ouvrière alors en formation. Parce que cette dernière était plus proche des ouvriers, qu’il y avait alors pour ceux-ci de nombreuses possibilités d’améliorer leur situation, en s’élevant dans la hiérarchie, en fondant une petite entreprise ou même en intégrant les rangs de l’aristocratie ouvrière ou l’appareil politique ou administratif, etc., il n’y eut pratiquement pas de réaction à l’élimination de Ben Salah de l’UGTT.

Aristocrates ouvriers[5], les dirigeants de la centrale réunifiée tenant tout l’appareil, se devaient d’assurer leur position en montrant leur capacité à représenter et canaliser la classe ouvrière : le syndicalisme revendicatif cède la place à un autre type de syndicalisme, proche du « business-syndicalisme », si on peut dire, l’UGTT acceptant de devenir une organisation nationale comme les autres – et non le représentant de la classe la plus importante, sur le plan productif comme du point de vue social – et de répercuter la politique du pouvoir parmi les ouvriers. Moyennant cela, la centrale pouvait décider de l’enrôlement quotidien des dockers, de l’embauche dans de nombreux autres secteurs, aussi bien que recevoir automatiquement l’adhésion et la cotisation[6] de tous les fonctionnaires et salariés, avoir ses entreprises dans le domaine de la banque, l’assurance, l’hôtellerie, le commerce le transport, l’imprimerie…, et pas seulement sous forme de coopératives !

Cependant cet appareil de l’UGTT (au sein duquel existaient d’ailleurs des contradictions internes, secondaires[7]) qui s’efforçait de faire taire les revendications ouvrières, de résoudre les problèmes existants soit par l’intervention auprès des patrons, soit même par la menace ou l’approbation de la répression contre les ouvriers, cet appareil, malgré son rôle apparemment dominant de « courroie de transmission » du pouvoir, n’était jamais complètement coupé des masses travailleuses et gardait dans ses structures inférieures (qui pouvaient se faire entendre jusqu’en haut !) des relations, au moins des oreilles ouvertes sur les masses qui ne lui accordaient guère une grande confiance. L’existence de ces relations, la nécessité pour cet appareil, en soutenant certaines revendications au moins, de rester représentatif des ouvriers pour se maintenir va apparaître nettement à l’occasion de la crise qui va éclater en 64-65 entre le pouvoir et l’UGTT.

L’année 1964, avec la nationalisation de toutes les terres possédées par les étrangers, le congrès « du destin » du Destour qui devient PSD et l’approfondissement de a politique économique esquissée par les Perspectives Décennales de 1961, cette année est celle de la montée de la bourgeoisie d’Etat, dont les représentants reçoivent de très larges pouvoirs économiques et sociaux (mais ils ne domineront jamais l’appareil d’Etat proprement dit, c’est à dire l’appareil répressif, que Bourguiba garde hors de leur portée). Les intérêts de cette classe, exprimés d’ailleurs par son Plan, l’exigent : il ne doit pas y avoir de hausses de salaires, ni de conflits de classe. L’encadrement de la classe ouvrière tel qu’il est fait par l’UGTT légèrement remaniée deux ans plus tôt à la suite du remplacement de Tlili par H. Achour, est jugé insuffisant et dangereux : il y a malgré tout des luttes, et pis encore, les dirigeants de l’UGTT confirment leur autonomie relative vis-à-vis du PSD en avançant le mot d’ordre d’augmentation de tous les salaires après la dévaluation du dinar de 1964. D’où la tentative de supprimer toute représentativité au syndicat en généralisant les cellules professionnelles du PSD. L’UGTT résiste à cette tentative et le conflit éclate au grand jour. Un accident de bateau – celui d’une société de développement régional présidée par Achour – fournit un prétexte transparent pour emprisonner Achour et « remettre de l’ordre » dans l’UGTT par le parachutage d’une nouvelle direction (présidée par un ancien gouverneur !) chargée de l’émasculer complètement et, dans les affaires des entreprises économiques dépendantes de l’appareil, par leur transfert au secteur public (celui de la bourgeoisie d’État !). Bientôt, les syndicats n’auront plus que des réunions communes avec les cellules d’entreprises du PSD (qui sont présidées par la hiérarchie : ministres et hauts fonctionnaire, PDG, Directeurs, etc.) et se voient désertés de plus en plus nettement par la base. Les rares luttes revendicatives qui se produisent encore sont des luttes « sauvages », réprimées sans indulgence, les « fauteurs de grèves » sont envoyés directement par la police… dans des « centres de rééducation par le travail », et la majorité des ouvriers manifeste son mécontentement en recourant aux différentes formes de sabotage sourd et sans trop de risques…

APRÈS LA CHUTE DE BEN SALAH

L’affaiblissement du pouvoir en 1969 a donné le signal de redémarrage du mouvement général des luttes revendicatives des ouvriers qui rejettent hautement le blocage des salaires et réclament des conditions de travail meilleures et mieux garanties. L’appareil fantoche de l’UGTT, vomi par les travailleurs, est incapable de jouer le moindre rôle, ni pour endiguer les luttes, ni pour les combattre. Le pouvoir se résout à s’en débarrasser et à faire revenir l’équipe évincée de Achour. Ce retour rétablit une certaine confiance et il y a un mouvement de réintégration de la centrale parmi les ouvriers.

La nouvelle direction, qui prend soin de se faire légitimer par un congrès, adopte une attitude souple faite de soutien partiel aux revendications et de tentatives d’empêcher les luttes proprement dites, en négociant avec les employeurs et l’État.

Celui-ci, au début, a tendance à faire des concessions pour éviter des chocs qu’il ne se sent pas assez fort pour affronter et en faisant des promesses, en gagnant du temps. Sans qu’on puisse affirmer que l’ensemble des ouvriers ait repris confiance en l’UGTT, celle-ci recommence néanmoins en 1971, à jouer un rôle important et à être considérée par le pouvoir comme un interlocuteur indispensable, un irremplaçable intermédiaire entre lui et la classe ouvrière.

C’est que, dans cette première phase d’union sacrée contre ce qu’a représenté la politique de Ben Salah, tous les participants à cette union sont prêts à se faire mutuellement des concessions pour écarter les risques de retour de cette politique. Et l’aristocratie ouvrière sait bien que les revendications ouvrières sont pour elle une garantie de survie, de maintien de son importance, dans la mesure où elle peut s’interposer et jouer un rôle dans la satisfaction de ces revendications ; mais elles sont aussi un danger pour elle si elle ne parvient pas à le contenir dans le cadre du « consensus social », de la négociation pacifique, en un mot, si elle est dépassée. C’est cela qui explique qu’elle essaie, avec un certain succès, de persuader le pouvoir de faire des concessions en vue « d’assainir le climat social ».

Cela permet de comprendre la période d’alliance entre la direction de l’UGTT et l’équipe Nouira : partisan du « contrat social », celui-ci est prêt à laisser une place importante au « partenaire social » que constitue la Centrale Syndicale. Dans cette période, les revendications de démocratie et de liberté politiques des « libéraux » (qui deviendront par la suite les démocrates socialistes) paraissent suspectes à l’équipe Achour : elles mettent en question les mœurs politiques habituelles, les méthodes de Bourguiba pour « arbitrer » ces conflits entre ceux qui dirigent, cela veut peut-être dire que les « libéraux » cherchent à prendre le pouvoir de façon « démagogique », vont remettre en cause l’équilibre des forces. Et une part importante de la bourgeoisie, Bourguiba en tête, rejette ce qu’elle juge mener à un affaiblissement de l’État, tandis que l’aristocratie ouvrière ne fait pas tellement confiance à des méthodes démocratiques pour rester la représentante de la classe ouvrière. C’est pourquoi, dans le conflit au sein du PSD, les « durs » trouvent les syndicalistes à leurs côtés et peuvent, en promettant de larges négociations entre les « partenaires sociaux », isoler les « libéraux » et, plus tard, les rejeter du PSD.

Aux côtés de Bourguiba et Nouira, la direction de l’UGTT condamne avec violence non seulement les luttes étudiantes de 1972, mais également toutes les grèves sauvages de la classe ouvrière : position politique de soutien à l’équipe au pouvoir, certes, mais aussi crainte d’être dépassée par ces luttes, de voir émerger d’autres directions du prolétariat. Mais les luttes se multiplient, se développent dans des secteurs nouveaux. Les revendications tournent autour du salaire et du statut. Les dirigeants syndicaux s’opposent souvent publiquement à ces luttes, au point de provoquer un nouveau mouvement de sortie de la Centrale, en reprochant aux ouvriers leur impatience, en affirmant que les négociations en cours avec le gouvernement résoudront pacifiquement tous les problèmes. En même temps, ils s’efforcent de faire pression sur le pouvoir et le patronat et obtiennent finalement la généralisation à tous les secteurs des conventions collectives entre travailleurs et patrons.

Mais les luttes ouvrières continuent, les grèves sauvages ne s’arrêtent pas, tant s’en faut. Leur pression va provoquer des différenciations au sein de l’appareil syndical entre ceux qui veulent que la centrale redevienne celle de la majorité des travailleurs, et donc se rapprochent d’eux et soutiennent davantage leurs luttes, et ceux qui se refusent à être davantage que des représentants du PSD, et de son idéologie d’union nationale favorable aux seuls bourgeois, dont le but est de freiner les luttes de la classe ouvrières. En somme revenir à la classe, quitte à assumer ses luttes et à s’opposer au pouvoir, ou bien devenir encore plus les instruments de celui-ci, et à la limite, être inutiles à tout le monde par manque d’efficience, voila le dilemme de la direction de la centrale.

Jusqu’à la moitié de 1976 environ, c’est la deuxième tendance qui domine : soutien aux « contrats de progrès » lancés par le pouvoir, dissolution du bureau de syndicat de l’enseignement secondaire qui a lancé un mot d’ordre de grève de 24 heures, notamment pour demander la réintégration d’enseignants renvoyés pour leurs options politiques, puis à l’occasion de différentes grèves dont celle des PTT en mai 76, affrontement avec les ouvriers, et la centrale syndicale est de nouveau rejetée par la majorité de la classe ouvrière. Méfiance du PSD vis-à-vis de Achour ou impatience de voir disparaître l’autonomie formelle de l’UGTT, la direction du Parti complote l’élimination du secrétaire général de la centrale ; celui-ci réagit et fait exclure F. Sahraoui, que l’on avait prévu pour le remplacer, en même temps que l’on avait relancé les cellules professionnelles du PSD. Achour et le BE de l’ UGTT adopte alors la première attitude, se tournent vers la base et, en octobre 76, soutiennent complètement la grève des ouvriers des terres domaniales qui ne se contentent pas de défendre leurs conditions, mais contestent la politique du pouvoir en matière des terres de l’État.

Les différenciations au sein du syndicat aboutissent à une scission de fait, à l’expulsion des éléments les plus asservis au Destour et à l’ouverture en direction d’éléments jeunes et radicaux, ainsi qu’aux aspirations des tendances les plus combattives du mouvement ouvrier. Le journal Ech-Chaab manifeste son indépendance par rapport au pouvoir, devient le journal le plus libre du pays et, en développant les positions de soutien à la grève des ouvriers des terres domaniales, admet qu’il puisse y avoir des grèves politiques ! La jeunesse qui accède à la vie syndicale, de plus en plus nombreuse, de plus en plus instruite et soucieuse de son avenir, exerce une pression sur la direction syndicale, que les luttes qui continuent poussent également à plus de fermeté et d’indépendance. Mais ce durcissement, encouragé par la présence d’éléments plus politisés, n’est cependant pas encore un changement total d’attitude : l’UGTT continue à ne pas soutenir certaines luttes (mais ne les condamne plus ouvertement !), sa direction passe un accord avec l’État et le patronat, le fameux Pacte Social de janvier 77… Les luttes reprennent, après le 14e congrès de l’UGTT qui concrétise la montée des jeunes et des radicaux, et deviennent aiguës en été 77. Les dernières hésitations de la direction de l’UGTT s’effacent un peu plus et elle s’engage résolument aux côtés, ou plutôt à la tête du mouvement ouvrier, à travers une série de luttes-négociations-ruptures-compromis avec le pouvoir, jusqu’à la crise de janvier 1978.


Suite (3ème Partie)


Notes :

[1] – L’impérialisme américain, malgré le « socialisme » apparent du projet Ben Salahien, a soutenu avec le plus de continuité l’expérience. C’est qu’il savait être le principal bénéficiaire de la création des nouveaux marchés en création et que l’avantage politique d’avoir un pied en Afrique du Nord était bien plus grand que des conditions idéologiques, somme toute formelles si on pense que la possibilité de pression par le crédit et la fourniture du matériel lui permettait de contrôler en fait l’étendue de ce socialisme.

[2] – Précisons que lorsque l’on parle d’une classe ou fraction de classe ou pouvoir ou dominante ou plus généralement agissant politiquement, on ne peut pas dire que toute la classe ou fraction est d’accord sur cette action politique ou la soutient. Cela implique seulement que les représentants politiques de la classe en fraction, agissant pour ses intérêts réels immédiats ou à terme (dans certains cas, la classe ou fraction ne s’est pas encore dégagée complètement et ses représentants peuvent être en avance sur la réalité). C’est dans la mesure où ces actes correspondent à une nécessité idéologique, politique, économique, pour cette classe ou fraction qu’on est en droit de ne pas faire de distinction entre elle et ses représentants.

[3] – La question de l’étendue de cette hégémonie (seulement économique ou bien également sur tous les organes de l’Etat) et de la possibilité objective de son maintien (cette bourgeoisie d’État était-elle déjà assez consistante pour s’imposer à toutes les autres fractions bourgeoise ?) ; le rôle du PSD et de son Président sont des problèmes qu’il n’est pas question d’analyser ici. On constate simplement que septembre 69 a sonné le glas d’une politique et préludé à une autre.

[4] – Des entrepreneurs tunisiens. Et non des moindres. Dans le textile notamment se sont élevés à plusieurs reprises contre les avantages concédés aux capitaux étrangers et contre le système de sous-traitance proposé aux entreprises tunisiennes par la politique d’ouverture aux investissements étrangers.

[5] – L’aristocratie ouvrière, qui reçoit les « miettes du repas de la bourgeoisie » et en échange. Défend les positions politiques et véhicule l’idéologie de la bourgeoisie au sein du prolétariat, reste une fraction du prolétariat, non de la bourgeoisie. Elle reste ouvrière dans la mesure où toute sa puissance, sa place dans l’échelle sociale ; viennent de ses liens avec la classe ouvrière de son encadrement et de sa propagande au sein de celle-ci. Qu’on lui enlève cela, et elle n’est plus rien – en tant que fraction de classe, bien sûr, car les individus chassés ou sortis de l’appareil peuvent intégrer la bourgeoisie à titre personnel. L’appareil de l’UGTT qui, dès le début a agi en tant qu’aristocratie ouvrière et, on peut sur ce point anticiper un peu l’est resté globalement jusqu’à la crise de janvier 1978 (exception faite de la période 65-69), a toujours été conscient que ses intérêts et sa survie étaient liés à sa position d’appareil d’encadrement de la classe ouvrière, appareil autonome à un degré de plus en plus fort du PSD.

[6] – La cotisation à l’UGTT était prélevée à la source, sans que le salarié n’ait à faire activement acte d’adhésion…

[7] – Comme celles qui, favorisées sans doute par le Destour, aboutit en 63 au remplacement de Tlili par Achour à la tête de la centrale.

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