Les commémorations d’événements historiques ont leur utilité pour les peuples qui, en se rappelant leur histoire, ont plus de chance d’éviter la répétition de ces événements les plus tragiques. Mais il ne suffit pas, pour qu’on puisse réellement tourner ces pages de rappeler les faits et de situer les responsabilités immédiates : il faut aussi situer ces événements dans leur contexte politique et en comprendre les significations, c’est ainsi seulement que l’on passe de l’histoire d’une petite période à l’Histoire d’un peuple.
Il en est particulièrement ainsi des affrontements du début janvier 1984 où la contestation populaire a été réprimée avec la plus extrême brutalité : devant la politique d’alignement de Mzali sur les recommandations du FMI, il s’est agi tout d’abord d’une révolte contre l’augmentation du prix du pain et l’aggravation des conditions de vie des masses populaires et contre le plan d’ajustement structurel imposé au pays par l’étranger. S’est aussi greffée là-dessus une manipulation conduite par certaines tendances du PSD.
Rappelons que, depuis le congrès 1981 de ce parti où Bourguiba avait annoncé sa décision de rétablir le multipartisme en Tunisie, les cadres du PSD avaient implicitement décidé le départ de Bourguiba, jugé trop dangereux pour leur hégémonie sur la société. A côté de cette motivation, il y avait également un certain nombre de responsables, sensibles aux demandes populaires d’une démocratisation du régime politique. Ces deux tendances se retrouvaient à soutenir indirectement le mouvement de protestation de janvier 1984, les seconds dans l’espoir que l’on écouterait les demandes populaires, les premiers pour créer une situation d’escalade continue dans la répression qui viderait de son sens le projet Bourguibiste de multipartisme et aboutirait, à terme, au renforcement de l’hégémonie du PSD, sous la direction d’un « homme à poigne » qui était sans doute déjà désigné.
La carence totale de la police face aux premières manifestations, et l’indiscutable participation d’éléments organisés par le parti à ces manifestations et plus spécialement à leurs excès, ont naturellement poussé un Bourguiba jaloux de son autorité à ordonner une répression sans merci.
Au bout de quelques jours, néanmoins, les éléments les moins intransigeants l’ont convaincu de revenir sur les mesures décidées par Mzali et de le déjuger.
Face à l’espèce de libéralisation qu’affecta d’abord le régime, le parti a fait pression pour renforcer la police d’abord en ramenant Ben Ali, en exagérant le danger islamique, jusqu’à l’élimination de Driss Guiga ainsi que les éléments favorables à la démocratisation du régime dont Wassila Bourguiba.
L’opposition islamiste qui n’avait joué aucun rôle dans le soulèvement populaire a été le motif et l’occasion de l’aggravation du caractère répressif et policier du régime : de janvier 1984 à septembre 1987 le ministère de l’intérieur a organisé une escalade dans les manifestations - répressions : en particulier la violence était dirigée non seulement contre élèves et étudiants mais aussi contre les enseignants des lycées et de l’université, supprimant toute validité à leur autorité morale.
On connait le résultat de cette évolution : élimination de Mzali, montée en force de Ben Ali et du ministère de l’intérieur au point que, sous le premier ministère de Rchid Sfar le gouvernement semblait réduit à ses seules instances de répression. L’aggravation de l’aspect policier du régime, la résistance islamiste à ce processus, cela a fait disparaitre toute velléité de libéralisation et de démocratisation politique et Bourguiba n’était plus poussé que par une seule idée ; liquider complètement les islamistes. La boucle était bouclée, les islamistes dont la montée avait été favorisée par le régime pour contrer les opposants de gauche fournissaient à ce régime l’occasion de renforcer la mainmise du parti unique sur le pays.
La prise de pouvoir par Ben Ali présenté au début comme un moyen de décrisper une situation politique intenable, devait transformer le PSD rebaptisé RCD en un parti d’exécutants et de profiteurs d’une politique qui n’avait plus aucun rapport avec les intérêts populaires, avant de finir en véritable organisation de malfaiteurs…
C’est ainsi que, pour réaliser leur projet de mutation d’un parti politique en une association de sbires au service d’intérêts particuliers, les cadres du PSD n’ont pas hésité devant un bain de sang et une aggravation de la situation économique et sociale du pays.
Et pour que, aux silences de l’Histoire officielle puisse être substituée une explication populaire des événements, le témoignage de tous les acteurs, en particulier des victimes des affrontements est indispensable : ainsi sera donnée au rétablissement de la vérité l’épaisseur de la mémoire humaine.