Il existe ainsi, dans toutes les sociétés, et même dans tous les domaines de la pensée, certaines évidences qui ont, semble-t-il, la solidité du roc, et qui, si on y regarde de plus près, sont construites sur du sable. L'actualité en Tunisie a mis récemment en lumière l'une de ces évidences : la valeur intangible des terres domaniales.
Il est vrai que les Tunisiens ont toujours vécu à l'intérieur d'un cadre où l'institution des terres domaniales, et ses différentes organisations, la dernière étant l'Office des terres domaniales, ont toujours été présentes. Et aujourd'hui, lorsque des paysans, ou même simplement des habitants d'un lieu précis font état de leurs droits sur ces terres, on leur répond : “Votre demande est contraire à la loi, et c'est celle-ci qu'il faut appliquer.” Et la loi en question fixe les critères d'attribution, de cession ou de location des terres domaniales aux particuliers, par les soins de l'Office de gestion de ces terres.
J'ai partagé l'excellent article de Mohamed Elloumi sur la question : “Les terres domaniales en Tunisie - Histoire d’une appropriation par les pouvoirs publics” paru dans la revue Études rurales, 2013/2 (n°192) Je retiens l'essentiel de l'analyse de l’auteur à propos de l’origine et du rôle des terres domaniales en Tunisie.
Ces terres, accaparées sous différentes raisons plus ou moins codifiées par les tenants du pouvoir absolu, dès avant la domination ottomane sur le pays, ont toujours, sous le prétexte de la raison d'État, été obtenues par une spoliation cynique de ses véritables possédants par l'état et ses représentants.
Les beys, puis les occupants français et enfin les différents pouvoirs qui se sont succédé après l'indépendance ont toujours trouvé de bonnes raisons de maintenir (et développer) ces terres domaniales : elles leur fournissaient des rentes conséquentes, elles étaient une ressource qui permettait de fidéliser leur clientèle, tous ces régimes ont toujours soit récompensé, soit acheté ceux qui pouvaient leur servir en leur offrant des fermes ou des domaines tirés de ce réservoir, et enfin ils ont utilisé ces terres domaniales pour réaliser leur politique : si le pouvoir colonial s'est appuyé sur cette ressource pour multiplier le nombre de colons, le pouvoir Bourguibiste, avec la politique “coopérativiste” de Ben Salah, en a profité largement pour réaliser d'une façon volontariste ce qui, dans l'Europe de le révolution industrielle était le résultat naturel des changements économiques : la généralisation du marché capitaliste, la concentration de la terre (appelée ici modernisation) et la ruine et le départ de nombreux petits producteurs agricoles vers les villes ; mais si en Europe du XVIIème siècle, cet exode rural avait permis de développer la classe ouvrière dont avait besoin l'industrie naissante (on ne développera pas les départs vers l'Amérique), en Tunisie, il n'aboutit, en l'absence d'un véritable développement, qu'à la prolifération des périphéries des villes et à la généralisation de la misère de ces périphéries.
Cette situation a été transformée en partie, non par les progrès de l'industrie (les investissements étrangers qui ont résulté des lois d'encouragement, comme celle d'avril 1972 qui accordait de très importants avantages à ceux qui investiraient dans le pays pour produire pour l'exportation, n'ont finalement pas permis un véritable progrès industriel) mais surtout par l'encouragement au départ à l'étranger (Lybie, France et Europe, pays du Golfe) de travailleurs qui rapportaient des sommes considérables au pays.
Les terres domaniales sont revenues à leur usage principal, avec Ben Ali : faire gagner au régime une clientèle, principalement de cadres moyens (cession des terres à des techniciens) que l'on n'avait plus les moyens d'entretenir en tant que fonctionnaires, sans préjudice de la poursuite de l'utilisation pour récompenser ou acheter des alliés, en leur accordant des conditions “spéciales” pour acquérir ces terres.
On voit donc que, loin d'être une façon “normale” de gérer des biens publics, le maintien d'un vaste domaine foncier de l'État est lié à tous les aspects de domination et de spoliation qui caractérisent un pouvoir absolu concentré entre très peu de nantis et fondé sur l'oppression de la majorité des citoyens et leur exclusion des richesses nationales.
Ce qui signifie que, lorsqu'après le 14 janvier, la Tunisie a décidé le passage à la démocratie, fût-elle formelle, elle devait dissoudre rapidement ce domaine et le restituer, sous certaines conditions (notamment qu'elles soient productives), aux descendants de leurs propriétaires légitimes. En effet, si l'État de Ben Ali, et son parti unique, ne risquaient pas de se voir contester leur gestion de ces terres, il ne peut en être de même dans un état démocratique et de pluripartisme : quel parti pourrait-il s'arroger les privilèges qui existaient sous Ben Ali, avec le risque constant de se voir accuser de vouloir le retour en arrière à son profit ?
Les accusations (fondées ou pas, je l'ignore) portées contre l'ancien responsable du domaine de l'État en disent long sur les difficultés que peut créer le maintien de cette situation. Il faut rappeler à ceux qui brandissent l'épouvantail de la loi pour interdire à des producteurs de faire leur métier sur les terres de leurs ancêtres, il faut leur rappeler tout d'abord que la révolution et la nouvelle constitution du pays doivent nécessairement amener à la révision de beaucoup de lois, basées sur une situation dépassée.
La loi que le loup applique à l'agneau ne peut plus avoir cours. Tous égaux, les Tunisiens n'ont aucune raison de considérer que les spoliations du passé sont naturelles et doivent être reconduites. Un État qui, après la révolution, prétend que doit être maintenu l'état de fait qui est en partie à l'origine de cette révolution, cet État affiche ainsi, soit son incompétence totale, soit ses choix de retour en arrière.
Dans les deux cas, il devrait laisser la place à ceux qui tireront des changements survenus les conclusions qui s'imposent : on ne peut pas refaire les mauvaises actions du passé quand la situation a changé au point que l'État centralisé et appuyé par un parti hégémonique, bénéficiaire du mensonge des terres domaniales, a été remplacé par un État qui, au moins, ne peut plus tolérer de parti hégémonique. Et on ne voit pas comment, même dans le cadre de l'union nationale, les différents partis parviendraient à se partager une telle manne.
Tout cela nous amène, en dénonçant cette fausse évidence, ces lois faites sur mesure pour permettre aux riches d'accaparer les biens d'autrui, à apporter un soutien total à la lutte qu'ont menée, et qu'ils auront sans doute à continuer, les habitants de Jemna. Par leur action, par leur attachement à la justice et au travail, ils nous montrent que la concrétisation de la révolution ne concerne pas seulement le régime politique, n'est pas seulement l'affaire des spécialistes, la révolution porte sur des situations concrètes, qui appellent des décisions concrètes que l'on doit généraliser.
Les partis dominant ce qui reste d'appareil d'État peuvent encore essayer de reporter les élections locales et régionales, la marche vers la concrétisation des revendications de la révolution est inéluctablement là et celle-ci a déjà montré qu'elle ne se laisse pas impressionner par la force et la répression tant ses demandes sont justes et conformes à un réel besoin de démocratisation.