Je pense, personnellement, que le problème de la corruption est bien plus complexe qu'il n’y paraît. Il ne s'agit pas seulement de lutter au cas par cas contre la corruption pour en finir avec elle. Parce que,- est-il nécessaire de le rappeler ici ? - dans les pays à parti unique, comme l’était la Tunisie, la corruption n’est pas un accident isolé, une déviation par rapport à la juste gouvernance : elle est un élément fondamental dans la gestion des rapports entre le parti unique et l’État d’un côté et les agents économiques de l’autre.
D’une part, elle est un moyen de payer les membres du parti qui ne sont pas en même temps agents de l’État (il y en a trop et leur rémunération ne peut pas être officielle) et qui prélèvent ainsi sur la population, avec la bénédiction des autorités, ce dont ils ont besoin, et même beaucoup plus : tout le monde connaît la manière dont marchait ce racket, à grand renfort de menaces, et aussi de sanctions, que les membres du parti faisaient subir aux récalcitrants, grâce à leurs contacts dans les sphères de l’État, police, justice, administration…
D’autre part, elle joue un rôle économique et social considérable : le parti unique et son État créent et fidélisent une clientèle en récompensant des parents, des amis à qui les fonctionnaires offrent des avantages divers, avec l’assentiment de leurs responsables : priorité sur des marchés publics, non-réclamation de tout ou partie des impôts, des redevances, des cotisations aux organismes sociaux, sous-estimation des sommes dues à divers titres, oubli de réclamer des droits de douanes, etc.
L’État dispose en plus de ressources très importantes (terres domaniales, entreprises nationalisées, droit de nommer les responsables d’offices ou de coopératives…) dont ses agents disposent dans la même intention qui n’est pas seulement celle de compromettre et d’attacher des fonctionnaires : il s’agit de favoriser l’ascension sociale de proches ou de membres du parti en les enrichissant pour en faire des bourgeois qui croient pouvoir remplacer la bourgeoisie inexistante économiquement.
Tous ces gestes de l’administration et de ses représentants entraînaient bien sûr des compensations importantes, et ses membres faisant aussi partie de cette nouvelle bourgeoisie...
Cette corruption, organisée sous l’égide de l’État, était, tout comme celui-ci, fortement centralisée sous Ben Ali qui en était le grand ordonnateur. Après le 14 janvier et la chute du dictateur et de son parti, la situation s’est modifiée sur deux plans : il n’y avait plus de centralisation de la corruption ni d’autorité de contrôle, et, sans personne pour fixer et faire respecter les limites, tous les corrompus se sont jetés sur toutes les occasions de s’enrichir ; d’autre part, le parti unique ayant disparu, tout comme les subsides qu’il recevait de l’État, le corrompus se sont trouvés dans l’obligation de financer les partis dont ils cherchaient l’appui et de s’entourer d’une large ceinture de medias serviles.
L’étendue de la corruption est devenue telle qu’on ne voyait pas la façon d’en finir avec ce phénomène, hypocritement encouragé par certaines forces politiques.
L'épisode actuel met face à face, non pas les gens propres contre les sales, mais les représentants de deux types de gestion politico-économique : d'un côté, ceux qui veulent, dans la confusion et l'impunité, amasser le plus de richesses possibles par tous les moyens : ceux-là, en fin de compte, vivent aux dépens de l’État, conçu dans ce cas, non pas comme celui qui utilise différents moyens pour maintenir les rapports sociaux, mais comme le collecteur de la partie des richesses (impôts, taxes, redevances, etc.) dont il a besoin pour faire son travail, dirons-nous pour être simples.
En face, il y a les légalistes, ceux qui croient (ou font semblant) à l'État de droit, c’est-à-dire un État bourgeois théorique où les lois et la constitution, justes, seraient appliqués réellement ; cet État théorique convient dans des pays où existe une bourgeoisie forte, économiquement dominante et idéologiquement dirigeante, capable d'utiliser l'arsenal juridico-politico-idéologique à son profit.
En l'absence d'un telle classe - ce qui est le cas en Tunisie - il n'y a pas d’autre possibilité bourgeoise que de faire prospérer une bourgeoisie aliénée qui s’appuierait sur le grand capital étranger, avec les conséquences que cela entraînerait, en matière de possibilité de maintien ou de renaissance d’une classe de corrompus et en matière d’ exploitation de la population et de résistance de cette population à cette domination qui ne pourrait pas s’accompagner d’une domination idéologique.
En fait, la seule issue véritable réside dans la création, la construction d’un nouvel État réellement démocratique, fondé sur une décentralisation réelle, sur une représentation contrôlable, bref sur la mobilisation politique des citoyens, en dehors de toute récupération des luttes populaires par les partis politiques. On voit d’ailleurs les efforts que font ces derniers pour vider la décentralisation prévue dans la constitution de tout contenu.
Le gouvernement, avec son offensive actuelle est donc contraint de se diriger vers la solution bourgeoise et de s’appuyer sur l’étranger capitaliste. Cette offensive a visiblement été préparée de longue date, et bien préparée, ce qui laisse penser à une coopération de spécialistes étrangers, et va exiger un surcroît d’autorité – avec tout ce que cela implique au point de vue des exécutants et des moyens et le maintien d’une très grande tension sociale : cela suppose simultanément un renforcement des pouvoirs de Chahed et au moins un affaiblissement de ceux de Essebsi : ce type de changement dans les attributions au sein du pouvoir est un coup d’État qui, selon les réactions de Essebsi et des adversaires de Chahed, ira plus ou moins loin au point de vue de la forme ; mais il suscitera une forte résistance, qui justifiera le passage à des formes de direction politique de plus en plus autoritaires, voire dictatoriales, c’est-à-dire de toute façon opposées à l’initiative populaire et à la démocratie…
Mais ce passage ne sera pas facile, notre peuple ne se laissera pas déposséder des fruits de sa lutte, fût-ce pour éliminer la corruption. Passés les premiers temps où il se félicitera des mesures de répression des corrompus, reviendra au premier plan la lutte pour les revendications populaires, et l’exigence d’une véritable souveraineté populaire qui implique la souveraineté nationale.