Hier était le jour du 37ème anniversaire du fameux jeudi noir, le 26 janvier 1978 où des centaines de personnes, syndicalistes et chômeurs, tombaient sous les balles des agents de la répression du gouvernement de Hédi Nouira et des miliciens du PSD, avec la bénédiction de Bourguiba. Ce jour fut définitivement brisé le mythe de l’unité nationale, et commença à devenir la transformation du Destour, parti politique pluriel, en appareil uniforme d’exécution d’une politique d’oppression permanente et de répression des couches populaires et des travailleurs de Tunisie.
Nous avions suivi les événements depuis la prison de Borj Roumi où nous nous trouvions et avions essayé de reconstituer le déroulement de la journée, par différents moyens. Sur les raisons et la portée de ce cataclysme, nous n’étions évidemment pas unanimes, les divergences entre détenus politiques ayant débouché sur des engagements différents. Pour ma part, j’éprouvais le besoin de faire le point et d’essayer de situer la répression du 26 janvier dans l’évolution des forces politiques du pays, de la manière la plus sérieuse possible.
J’écrivis alors, entre mars et mai 1978, le texte suivant, qui est resté inédit à ce jour, faute de lieu où il aurait pu paraître, faute également de réelle curiosité de la part des militants, plus occupés à
encaisser le coup et tenter de s’en remettre que de s’efforcer d’analyser ce qui s’était passé.
La publication de ce texte, qui me semble avoir encore une certaine actualité, en plus de son caractère historique, sera ma contribution à la commémoration de ces événements, en espérant qu’elle aidera tous ceux qui cherchent la vérité à avancer dans cette voie et à faciliter la démarche des victimes et de leurs familles désireuses de faire convenablement soit leur deuil, soit leur résilience.
Que le lecteur veuille bien excuser la longueur du texte initial, mais c’est aussi un document historique et il faut, à ce titre, le présenter tel quel. Seulement, pour en alléger la lecture, j’ai jugé préférable de fractionner ce texte qui paraîtra donc sur plusieurs jours.
Gilbert Naccache, le 27 janvier 2015
PREMIÈRE PARTIE
Le 26 janvier 78, avec l’affrontement sanglant qui a opposé ouvriers et autres manifestants (jeunes chômeurs surtout) aux forces de répression, a constitué un tournant dans l’histoire des rapports de la classe ouvrière avec le pouvoir. Les conséquences de ce tournant sont très importantes aussi bien du fait des mesures de répression elles-mêmes et du nouveau climat politique qu’à cause des différentes réactions enregistrées face à cette répression. Pour faire face à la nouvelle réalité, il faut les comprendre, c’est à dire d’abord interpréter correctement ce qui s’est passé avant d’essayer d’en tirer des leçons pour l’avenir.
Personne, à la fin 77, ni en janvier 78, après le conseil National de l’UGTT, puis le Comité Central du PSD, ni même le 25 janvier, personne ne pensait que les choses allaient évoluer aussi vite, que les parties en présence prendraient des positions aussi tranchées et définitives : la direction de l’UGTT résistant aux différentes provocations du pouvoir, puis forte du soutien de la classe ouvrière tunisienne et du mouvement syndical international, appelant à la grève générale et tenant bon face à la répression ; le pouvoir n’hésitant pas devant le bain de sang froidement prémédité et la plus vaste répression depuis celle du mouvement youssefiste, pour briser l’UGTT et mettre un terme aux luttes revendicatives et politiques de la classe ouvrière ; les tendances politiques extérieures au PSD, Démocrates Socialistes en tête, prenant dans l’ensemble une position nette contre la répression et développant, par l’intermédiaire de pétitions, déclarations, tracts interventions auprès de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme notamment, articles dans le journal Er-Raï des Démocrates Socialistes, la critique du pouvoir et de ses actes anti-populaires.
Ces développements rapides, cette évolution ont de quoi remettre en cause certaines des analyses qui avaient cours dans ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement « marxiste ». Des remises en cause plus ou moins profondes ont vu jour dans certains cas, il en sera question plus loin. Mais les analyses ont ceci de commun, et de gênant dans la mesure où cela rend plus difficile la discussion, qu’elles partent non de la réalité des faits et de leur explication politique, mais au contraire d’une analyse à priori, d’un tableau de la situation des classes et de leurs rapports, entre elles et avec l’impérialisme, et qu’elles intègrent ensuite les faits et leurs explications dans ce tableau. Pour éviter cet écueil qu’on appellera « idéologique », par opposition à l’analyse scientifique, on laissera de côté ici les analyses générales sur les contradictions de classe, les rapports avec l’impérialisme et les objectifs de la révolution. Non que ces analyses n’aient pas leur importance, mais elles ne sont pas indispensables pour comprendre l’essentiel de la situation [1] et en tirer les leçons les plus élémentaires.
LA PORTÉE DES LUTTES DE JANVIER 1978
Caractérisation du mouvement
Le mouvement ouvrier de janvier 78 était fort et profond ; le mot d’ordre de grève générale du 26 a été très largement suivi ; il y a eu de très nombreux affrontements avec les forces de répression, particulièrement sanglants à Tunis ; les ouvriers n’ont pas seulement encaissé des coups, ils ont également frappé ; les mots d’ordres ont dépassé le cadre revendicatif, la démocratie, les libertés syndicales et même le départ du gouvernement de certains membres (Nouira, Sayah) personnifiant l’hostilité à la classe ouvrière ont été réclamés ; le pouvoir a tué, torturé et emprisonné, puis a proclamé l’état d’urgence pour un mois et le couvre-feu dans la capitale pendant deux mois ; il a poursuivi la répression contre les ouvriers et leur centrale syndicale : licenciement des premiers, épuration forcée de la seconde, sur la base de l’emprisonnement de tous les cadres actifs dans le mouvement ; il continue la répression contre les jeunes sans-emploi et les travailleurs : lois instituant le travail obligatoire, le service national, qui sont autant d’armes dirigés contre les possibilités de lutte, revendicatives des uns et des autres, qui foulent au pied leurs droits élémentaires.
L’ampleur de la lutte et de la réaction, la dureté du choc et la continuité de la répression ont impressionné au point que certains ont cru pouvoir caractériser les luttes de janvier 1978 de révolutionnaires. Cette caractérisation, qui devrait logiquement entraîner un certain nombre de conclusions importantes quant à l’organisation et aux objectifs à venir de la lutte, cette caractérisation est-elle légitime ?
On ne peut décider à priori que toute lutte de la classe ouvrière est révolutionnaire, c’est à dire faire entrer la définition de ce genre de lutte dans une conception globale de la société et de la révolution sans se préoccuper de la façon dont les choses se présentent concrètement. Pour un marxiste, la lutte d’une classe n’est considérée comme révolutionnaire que dans la mesure où elle est consciemment révolutionnaire, c’est à dire que la classe en question veuille ce pouvoir, veuille chasser la classe qui domine l’État et l’opprime elle-même. Il est difficile, si on est un tant soit peu renseigné sur ce qui s’est passé en janvier 1978, de dire que la classe ouvrière tunisienne a engagé une lutte pour le pouvoir, pour en chasser la bourgeoisie et la remplacer aux commandes de l’État.
Ce qui, selon toute apparence, s’est produit, c’est ceci : avec la dégradation de son pouvoir d’achat, la classe ouvrière a mené de plus en plus de luttes revendicatives que, depuis 18 mois environ, la direction de l’UGTT a graduellement assumées davantage (la question des motivations du BE de la centrale sera posée plus loin) ; le pouvoir s’est efforcé de limiter l’ampleur de ces luttes, en usant aussi bien de la répression que de la négociation et des « contrats de progrès », pour, en janvier 77 tenter de les bloquer par le « Pacte Social » qu’il est parvenu à faire signer à la direction de l’UGTT. La période d’assimilation de ce Pacte et surtout d’érosion des augmentations de salaires de janvier passée, les luttes ont repris avec d’autant plus de vigueur que la flambée de prix avait repris de plus belle. La direction du syndicat, a pris fait et cause pour la classe ouvrière dans ses revendications, mettant son journal plus encore qu’avant à son service (et transformant complètement les données du problème de la liberté de presse, en conquérant cette liberté !) ; le pouvoir et son parti a engagé la lutte contre l’UGTT, avec comme but évident d’en liquider la direction (au moins les éléments les plus radicaux) et de la ramener dans le « droit chemin » de l’assainissement. A travers une série de luttes menées sous sa direction ou soutenues par lui, 1’appareil de l’UGTT s’est plus encore posé en défenseur de la classe ouvrière et de ses aspirations à l’amélioration de ses conditions matérielles et aux libertés publiques (soutien notamment aux ouvriers de Ksar Hellal, malgré les pressions et menaces du pouvoir). Le pouvoir multipliant les provocations en vue d’aboutir à l’épreuve de force, l’UGTT est amenée aux décisions de son Conseil National : démission de ses dirigeants de leurs postes de responsabilité au PSD, lutte pour les libertés publiques et contre la dictature du PSD, remise en cause de la situation salariale de la classe ouvrière, dénonciation des spéculateurs et de l’attitude laxiste du gouvernement à l’égard de ceux qui s’enrichissent une vitesse suspecte, dénonciation de la dépendance à l’égard de l’impérialisme, et relance des luttes revendicatives.
Arrivent les journées de janvier : le gouvernement avait reculé devant l’éventualité d’une grève des mineurs auxquels il a fait des concessions d’importance, mais il avait durci ses positions face aux revendications des ouvriers de l’agriculture, par exemple, au moment où le comité central du PSD, par une déclaration de guerre à peine voilée, lâchait ses milices contre les locaux et les responsables de l’UGTT. Face à ces provocations, la réponse a été ferme : mobilisation de la classe ouvrière pour la défense de la liberté syndicale pour le droit de l’UGTT d’exister en tant qu’organisation autonome vis-à-vis du parti au pouvoir. C’est tout et c’est énorme.
On peut discuter la tactique adoptée au cours de cette lutte, relever les erreurs et les faiblesses de la direction, noter les points forts… Mais il ne faut pas se tromper sur sa portée : il s’agissait surtout de défendre l’autonomie du syndicat et les libertés syndicales, avec ce que cela comporte en matière de liberté de presse (le journal de l’UGTT, Ech-chaâb, a été adopté dans une aire bien plus large que celle des travailleurs syndiqués pour sa liberté de parole) et de droits syndicaux, droit de grève tout spécialement car, dans la période en question, la classe ouvrière menait, et voulait continuer à mener des luttes revendicatives très importantes pour elle. En somme, l’objectif direct des luttes de janvier se ramène à maintenir la centrale syndicale telle qu’elle était devenue en vue de pouvoir lutter pour obtenir de meilleures conditions d’existence.
Il est vrai que, pour certains dirigeants de l’UGTT, l’enjeu de la bataille était autre ; l’équipe au pouvoir leur paraissait peut-être affaiblie après qu’elle se fût épurée, en prévision de l’épreuve de force, de ses éléments les moins favorables à une répression sévère, ils croyaient que devant la détermination des masses ouvrières et face au soutien international dont jouissait la Centrale, cette équipe n’oserait pas réprimer au-delà d’un certain point et serait obligée de faire des concessions d’importance à un mouvement général ; on espérait chasser du gouvernement au moins les éléments considérés comme fascistes, Sayah et Farhat surtout, et obtenir un remaniement qui inclurait des éléments démocrates, voire des syndicalistes, et ouvrirait la voie à une plus grande liberté dans le pays et à un rôle plus important, y compris politique, des syndicats. On espérait ces changements, certes, mais ce n’était pas la révolution, loin de là, d’autant que ceux qui espéraient ces changements n’étaient guère des révolutionnaires.
Bien sûr, dans certaines interventions du Conseil National, on a été très loin, mais ces interventions ne représentent pas encore, tant s’en faut, une partie importante des syndicalistes, à fortiori de la classe ouvrière : celle-ci, probablement, par son impatience et sa résolution, a poussé en avant beaucoup de syndicalistes, mais il est difficile d’affirmer que son niveau de conscience atteignait déjà le contenu de l’intervention de Ghorbel ! Évidemment des motions ont dénoncé la dépendance économique, en particulier conséquente aux lois d’Avril 72 et Août 74. Mais, à part les secteurs directement en rapport avec les conséquences de ces lois, et touchés ou menacés par les effets de la crise européenne (textile surtout) il serait exagéré de croire que ces mots d’ordre ont été au centre des luttes de janvier 1978, et en tout cas la grève générale n’avait pas pour but direct l’abrogation de ces lois ni l’indépendance économique. Il ne faut pas perdre de vue que si le succès de la grève générale a prouvé que la classe ouvrière avait approuvé cette action, c’est la commission administrative de l’UGTT qui en a lancé le mot d’ordre et le BE de la Centrale qui en a fixé la date, dans le but, d’abord et avant tout, de stopper l’offensive du pouvoir contre les syndicats.
On doit certes caractériser les luttes en fonction notamment des mots d’ordre avancés, mais il faut bien comprendre la place respective des différents mots d’ordre, faire la part de ceux qui sont assimilés, qui entrent dans la conscience des masses mobilisées et de ceux qu’elles reprennent superficiellement, sans les avoir réellement compris, enfin connaître les rapports entre les dirigeants du mouvement et la révolution, avant de décider si les luttes sont révolutionnaires. Et pour ce dernier point, il est clair que les dirigeants du mouvement de janvier 78, dans leur écrasante majorité, ne voulaient pas la révolution, ne se fixaient pas pour objectif conscient de réaliser une révolution d’un type quelconque. Plus encore, beaucoup insistaient encore, à la veille de l’affrontement sur la nécessité pour le syndicat de ne pas faire de politique ! Mais, pour la défense de l’UGTT, de la liberté syndicale, du droit à la lutte et aux succès revendicatifs, ces dirigeants n’ont pas hésité et ont répondu de la seule manière valable aux provocations du pouvoir ce qui est tout à fait à leur honneur et à leur mérite, tout comme leur fermeté ensuite face à la répression.
Un mouvement qui ne met pas en avant les mots d’ordre révolutionnaires (en admettant, pour ne pas avoir à ouvrir une discussion incidente, que l’abrogation des lois d’avril 72 et autres mots d’ordre semblables soient des mots d’ordre révolutionnaires), qui, dans la masse de la classe qui l’anime, ne dépasse pas le niveau de conscience de la lutte économique et pour la liberté syndicale (avec tout ce que cela suppose : au minimum l’UGTT telle qu’elle existait début janvier 78 avec son indépendance, son journal, son poids, son soutien aux luttes…) et enfin qui est dirigé par des éléments non révolutionnaires, un tel mouvement ne peut pas être qualifié de révolutionnaire. Sa caractérisation scientifique serait plutôt : mouvement revendicatif et démocratique de masses, ce qui exprime à la fois ses objectifs et le fait qu’il se situe à l’intérieur du cadre actuel de la vie politique tunisienne. On peut le déplorer, mais on doit partir de cela si on veut comprendre ce mouvement avec ses points forts et ses faiblesses, ses limitations et ses promesses quant à l’avenir.
LES CHANGEMENTS AU SEIN DE LA CLASSE OUVRIÈRE DEPUIS 56
Pour n’avoir pas été des luttes révolutionnaires, celles de janvier 78 n’en ont pas moins constitué le premier choc d’importance entre presque toute la classe ouvrière et le pouvoir. Cette transformation dans les rapports de classe n’est évidemment pas due au hasard, elle trouve son origine dans les modifications qui se sont produites dans la société, et en premier lieu dans celles qui affectent la situation objective ; la classe ouvrière n’est plus la même que celle de l’indépendance, elle s’est transformée.
Transformation quantitative d’abord. Les estimations sont en gros les suivants : le nombre total des ouvriers proprement dits – sans compter l’agriculture – avoisinait les 130.000 en 1956 alors qu’il doit être passé à 350.000 en 77, le total, y compris les ouvriers agricoles, serait d’environ 580.000 en 56 et 850.000 en 77. Le nombre total des salariés, ceux qui sont susceptibles de militer dans les syndicats, est passé à peu près de 720.000 à 1.200.000. Bien que cette augmentation du nombre d’ouvriers et plus généralement d’emplois, soit assez peu importante pour que le chômage reste un des problèmes les plus graves du pays (environ 350.000 chômeurs, sans y inclure les femmes), elle n’en a pas moins changé le rapport des forces entre les classes, faisant de la classe ouvrière, et plus généralement des salariés la catégorie la plus nombreuse du pays, et de loin. C’est que cette augmentation est le résultat d’un double processus : la création de nouveaux emplois d’une part, la prolétarisation de très nombreux petits producteurs (et de 1eurs enfants), c’est à dire la séparation de ces producteurs de leur moyens de production, résultat de la progression du mode de production capitaliste dans le pays, progression qui a les caractéristiques et les originalités d’un MPC dominé par l’impérialisme.
Les changements qui ont affecté la classe ouvrière ne sont pas seulement quantitatifs, il y a eu un renouvellement important. Tout d’abord, une partie importante de celle qui existait en 56 a disparu en tant que telle : les uns, par suite de leur âge ; d’autres ont quitté le pays dans les années qui ont suivi l’indépendance, comme les libyens dans les mines, les algériens et marocains dans d’autres secteurs, les italiens et autres « européens », juifs et français, qui étaient l’essentiel des secteurs semi-artisanaux comme la mécanique, les réparations d’outils électroménagers, les petites entreprises de bâtiment, de peinture, etc.. , et faisaient partie de l’encadrement des autres secteurs ; une partie des anciens ouvriers a constitué le nouvel encadrement des entreprises (contremaîtres, chefs de chantier, etc.) tandis que d’autres ont intégré la petite bourgeoisie, voire même la moyenne bourgeoisie, en s’installant à leur propre compte, en particulier dans les petites entreprises qu’ont quittées les européens ; une autre partie enfin a rejoint les structures d’encadrement politiques et syndicales du pays (PSD, UGTT) ou encore simplement l’administration. Les ouvriers d’aujourd’hui, dans leur majorité, ne connaissent guère la lutte pour l’indépendance et l’esprit qui régnait en 1956, car ils sont très jeunes, conformément à la pyramide générales des âges du pays : l’importance numérique de la jeunesse est générale. Cette jeunesse se traduit également, du fait des progrès de la scolarisation, par un niveau culture1 beaucoup plus élevé : les ouvriers de 1956 étaient pour la plupart analphabètes, alors qu’aujourd’hui, rares sont ceux qui n’ont pas été à l’école primaire tandis que beaucoup ont fait quelques années d’études secondaires, techniques ou professionnelles. Ce fait, si on le rattache aussi à la rupture de la majorité des ouvriers des villes avec l’économie rurale (les échanges sont moins fréquents qu’avant, et la prolétarisation d’une grande partie des petits paysans rend encore plus difficile l’approvisionnement des parents de la ville), à l’influence des mass-média, des sollicitations matérielles, et culturelles d’une société capitaliste dominée par des sociétés de consommation, crée pour les ouvriers contemporains des besoins beaucoup plus étendus et leur donne des moyens supérieurs d’analyser les réponses du pouvoir à leurs revendications.
Trop jeune pour avoir participé à la lutte pour l’indépendance, la majorité de la classe ouvrière n’est donc que fort peu impressionnée par les appels à l’union nationale (qui avait une toute autre évidence du temps du colonialisme), a beaucoup moins de raisons de faire confiance à l’équipe au pouvoir (alors qu’en 56, on pouvait tant en attendre, puisqu’elle avait dirigé la lutte nationale) ou même d’être paralysée par la crainte d’une répression semblable à celle qu’ont subie les youssefistes (l’idée de la nécessité de faire couler beaucoup de sang, comme en 56, pour « dresser » les jeunes n’est certainement pas étrangère à la réaction du pouvoir du 26 Janvier 1978) ; enfin, comme on le verra, pour avoir mené beaucoup de ses luttes en dehors des structures syndicales et avoir en quelque sorte obligé le syndicat à l’adopter (et non l’inverse) la classe ouvrière d’aujourd’hui est moins limitée dans ses batailles par la crainte que le syndicat la lâche ou qu’il soif brisé, comme dans le passé, ce qui favorise certes une combativité supérieure, mais pas une formation syndicale et politique qu’elle n’acquerra vraisemblablement qu’à travers une longue série de combats.
Un autre changement, dont on ne peut encore saisir toute la portée quant aux capacités de lutte de la classe, mais qui est certainement très important pour l’évolution future de la société est la place relative de plus en plus grande des femmes dans la classe ouvrière : l’accession de l’indépendance économique par rapport à l’homme, l’expérience des luttes de classe, de la dignité conférée par le travail et les luttes, tout cela va faire plus pour révolutionner les rapports entre les sexes et repousser les structures idéologiques traditionnelles que ne l’a fait la promulgation du Code du Statut Personnel, qui est d’ailleurs un excellent départ sur cette voie.
En gros cette nouvelle classe ouvrière, qui n’ignore rien du problème du chômage, et du danger qu’il fait peser sur sa propre existence, est objectivement confrontée à une société dominée, ouverte sur l’extérieur et qui lui fixe des besoins très différentes de ce qu’ils étaient il y a 20 ans. L’émigration des ouvriers, la tentation de l’émigration aussi bien que l’encouragement qu’y donne le pouvoir (qui va jusqu’à compter le nombre d’emplois fournis par l’émigration parmi ceux créés par le Plan !!), avec la perspective d’enrichissement qu’on fait miroiter à leurs yeux, est un fait capital : pas seulement parce que le nombre des travailleurs émigrés avoisine les 250.000, mais également à cause de tout ce que ceux-ci, quand ils viennent en vacances au pays, ramènent, non seulement sous forme d’objets de consommation qu’un ouvrier en Tunisie ne peut acquérir, mais surtout comme représentation de la condition possible de la classe ouvrière et de son standing…
Suite (2ème Partie) …
Notes
[1] – Sur la situation elle-même et ce qui s’est passé, il est présomptueux de .prétendre être complet : beaucoup d’éléments manquent, et manqueront tant que n’auront pas été apportés les témoignages des acteurs, pour la plupart en prison actuellement.