De Bourguiba à Ben Ali (I)

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Les émeutes du pain de janvier 1984

Faisons un détour pour parler encore de l’évolution politique de la Tunisie, en 1984 plus précisément.

Les émeutes du mardi 3 janvier 1984 se produisent alors que le Plan d’ajustement structurel, imposé par les organismes financiers internationaux à de nombreux pays émergents, avait suscité des émeutes dans d’autres pays, dont l’Égypte, car il atteignait durement les classes les plus défavorisées de la société.

En Tunisie, cela avait été identique : après la décision du pouvoir d’augmenter le prix du pain – augmentation que Bourguiba justifia en disant que beaucoup de gens jetaient du pain, comme en témoignait le maire de Tunis, Zakaria Ben Mustapha, aussitôt promu, par la rumeur publique, responsable des poubelles – c’est-à-dire de diminuer la compensation gouvernementale sur le prix de la farine ; les premières émeutes avaient eu lieu à Kébili le 2, puis le phénomène s’étendit.

Le 3, Bourguiba était en déplacement du côté de Sousse, je crois, et d’importantes forces de police avaient été mobilisées pour sa protection, dégarnissant ainsi la capitale, et interdisant une répression directe immédiate. Mais, bien entendu, si le parti au pouvoir, ses militants et sa milice avaient fait front, les choses auraient été autres.

Pour ma part, ce mardi, j’étais allé récupérer, dans la zone industrielle de Ettadamen, en bordure du quartier populaire du même nom, des protège-livres en cuir que j’avais commandés pour en couvrir des agendas fabriqués pour un client. Pendant qu’on préparait marchandise et factures (il y en avait pour plus de quatre mille dinars !) je vis par la fenêtre un cortège, suivi de nombreux autres, d’élèves d’écoles primaires, marchant calmement en rangs bien ordonnés, menés par plusieurs adultes, comme s’ils allaient faire du sport, mais leur nombre me laissa perplexe.

La marchandise chargée dans ma camionnette Acadiane, qui ne faisait pas particulièrement riche, je rentrais vers le centre ville, et vis de loin des bouts de manifestations, sans en discerner les mots d’ordre. Plus loin, en bordure du quartier aisé d’El Manar, je fus arrêté à plusieurs reprises par des barrages formés de manifestants.

Il y avait beaucoup de fumée, des pneus, et même, me sembla-t-il, des voitures brûlaient sur le côté de la rue. Très gentiment, ayant vu, à ma voiture, que je devais être un travailleur, on me conseilla à chaque fois de quitter la zone au plus vite, et on me laissa partir.

Je garai ma voiture dans le parking protégé d’une amie et rentrai dans mon bureau essayer de prendre la mesure des choses. Il y eut, dans la rue Jamel Abd Ennasser toute proche, un cortège de manifestants très bien organisés, à la tête desquels marchaient des gaillards munis de barres de fer qu’ils utilisaient pour défoncer les vitrines des magasins que les suivants pillaient, tandis que le gros du cortège passait, scandant des mots d’ordre hostiles à Mzali et demandant l’annulation de la hausse du prix du pain.

Chose curieuse, il y avait une poignée de militaires armés sur leur passage, qui se contentèrent de tirer quelques coups de feu en l’air (nous étions fascinés par le fait qu’ils ramassaient les douilles par terre, comme s’ils devaient rendre compte du nombre de cartouches tirées).

Un peu plus tard nous parvinrent les bruits des camions blindés de la police, et une odeur de gaz lacrymogène, les forces de l’ordre ayant fini par intervenir, alors que dans le ciel arrivaient des chasseurs, et, nous l’apprîmes vite par Azza qui travaillait à Bab Saadoun, une des entrées de la ville, les chars de l’armée arrivaient à pleine vitesse se poster aux points névralgiques de Tunis. Le couvre-feu avait été décrété pour quatre heures de l’après-midi, des véhicules militaires équipés de hauts parleurs sillonnaient les rues.

J’allai à pied accompagner Nadia Hakimi à Bab Menara, puis chercher Azza à son travail. La fumée des lacrymos nous fit quitter la rue de Russie que nous voulions emprunter : sans doute pour protéger l’ambassade d’Italie et la poste centrale, la police n’avait pas lésiné sur les moyens de disperser les manifestants.

En repartant de Bab Saadoun, nous croisâmes un agent de la circulation qui tirait en l’air avec son pistolet pour faire hâter le mouvement des gens qui se pressaient maintenant de rentrer. Cet agent et son collègue de faction au croisement, me dit Azza, s’étaient réfugiés plus tôt dans l’immeuble où elle travaillait, et avaient quitté leurs uniformes, de peur d’être pris à partie par les émeutiers, très nombreux en début de matinée…

La situation resta très confuse pendant plusieurs jours, avec des reprises sporadiques de manifestations, de points de résistance plus ou moins importants. On disait que, dans le quartier populaire du 5 décembre au Kram (banlieue nord de Tunis) les émeutiers avaient chassé les policiers à moitié déshabillés de leur poste de police et occupé les rues. Il avait fallu employer les grands moyens pour en venir à bout : chars, automobiles blindées et hélicoptères d’où on tirait sur les manifestants.

On n’a jamais donné de chiffres de morts, mais tout le monde était persuadé qu’ils devaient se compter par centaines dans tout le pays.

Mzali avait pris la parole à la télévision : il ne paraissait convaincre personne. Les choses se calmèrent quand Bourguiba annonça, le vendredi 6 en fin de matinée, qu’il annulait l’augmentation du prix du pain. Une immense manifestation se forma, encouragée par les autorités, en particulier le ministre de l’intérieur Driss Guiga, qui salua de sa fenêtre du ministère la foule qui fraternisait avec les soldats, maintenant très amicaux.

La rue se calma, il y eut plusieurs procès, se soldant par de nombreuses lourdes peines de prison et sept condamnations à mort de jeunes accusés, dont certains pour avoir causé la mort d’un automobiliste qui avait reçu une grosse pierre lancée d’un pont. Une importante mobilisation de la société civile, au sein de laquelle les femmes démocrates jouèrent un rôle éminent, fit encore reculer Bourguiba qui commua leurs condamnations : c’était un fait très rare, trois ou quatre fois peut-être en 30 ans de pouvoir, car il disait volontiers « Œil pour œil, dent pour dent ».

La réaction de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie urbaine, catégories qui s’étaient senties menacées par cette brutale intrusion de la populace dans leurs quartiers, où elle avait détérioré quelques voitures, fut celle que les dirigeants du PSD avaient espérée : beaucoup dirent ouvertement : « Il faudrait un colonel à poigne pour nous protéger ! » Cela tombait bien : signe de sa volonté de répression, Bourguiba ramena de Pologne où il était ambassadeur, le colonel Zine El Abidine Ben Ali, rapidement promu général, qu’il nomma secrétaire d’État à la sûreté nationale.

L’escalade dans la répression

Cette période fut marquée par l’affaiblissement du pouvoir et la perte de légitimité d’un Bourguiba de plus en plus ouvertement sénile, dont beaucoup de décisions semblaient être le résultat des ambitions de son proche entourage. L’économie tunisienne se portait très mal et le gouvernement s’efforçait de trouver un soutien des organismes internationaux, FMI et Banque Mondiale, qui dictaient des conditions draconiennes. Les islamistes tentaient de surfer sur le mécontentement populaire (qu’ils n’avaient pu exploiter) et redoublaient d’activité.

Les émeutes du 3 janvier 1984 auront été pour Bourguiba l’occasion de revenir sur la timide ouverture réalisée par rapport à l’opposition non islamiste. Sous le prétexte de vagues troubles dans les lycées, commencera une nouvelle ère de vio1ence et de répression, surtout dirigée contre les gens de savoir et leurs élèves.

On vit alors se développer de la part du régime, une hargne particulière contre les intellectuels : pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, les policiers brutalisaient avec la même vigueur les élèves du secondaire et leurs professeurs dans les lycées, et plus tard, les étudiants et le corps enseignant dans les Universités : aucun contre-pouvoir, même seulement moral, même formel, ne pouvait plus être toléré dans cette situation.

Dans la foulée, il y eut une nouvelle répression contre les syndicats, avec les arrestations et des procès et des peines de prison contre les dirigeants de l’UGTT : Habib Achour écopa une fois encore de deux ans de prison, mais fut assigné à résidence chez lui au bout de quelques semaines, pour des raisons de santé. Une nouvelle fois les structures syndicales étaient paralysées et les syndicalistes contraints à une organisation clandestine, les cadres légitimes ayant été pris d’autorité par des hommes dévoués au régime (les chourafa, soi-disant hommes d’honneur).

Se développa alors une surveillance permanente des syndicalistes hostiles aux collabos pour les empêcher de se réorganiser : Azza, qui était une des fondatrices du mouvement féministe, était responsable dans son syndicat : elle était attendue tous les matins à son travail par deux inspecteurs qui restaient devant le bâtiment jusqu‘à sa sortie. Par précaution, je l’accompagnais le matin et retournais la prendre le soir, nous finîmes par nous connaître ; mais je n’ai jamais répondu à l’esquisse de salut qu’ils m’adressaient à mon arrivée qui marquait la fin de leur surveillance de la journée.

Le gouvernement fut remanié après une période tragi-comique marquée par ce que nous avions appelé le feuilleton du lundi : on disait de Mzali qu’il avait envisagé de démettre Bourguiba pour raisons de santé et qu’il n’avait pas osé le faire, mais son gendre, le docteur Rafaat Dali, responsable au ministère de la santé, fut arrêté et enfermé à Borj Roumi. Mzali fut finalement limogé après une période où le vieux leader avait semblé jouer avec lui au chat et à la souris: il annonçait chaque lundi le remplacement d’un ministre, sans avoir même consulté le premier ministre. Il devait bientôt le faire juger, mais il s’était enfui à l’étranger.

Le durcissement du régime s’accompagna également du limogeage de Driss Guiga, accusé de tenter, avec la femme de Bourguiba, de vouloir libéraliser la vie politique. De plus en plus sous l’influence d’éléments cupides, en premier lieu de sa nièce Saïda Sassi, Bourguiba finit par divorcer d’avec Wassila Ben Ammar, et par donner de plus en plus de pouvoir à Ben Ali, responsable de la sécurité, en même temps qu’étaient montés des procès bidon contre Driss Guiga et Tahar Belkhoja.

Finalement, Rachid Sfar fut désigné comme chef du gouvernement : ancien ministre de l’économie et de surcroît fils d’un des fondateurs du Néo-Destour, il paraissait indiqué à ce poste en raison de l’importance des problèmes économiques et des pressions des milieux financiers internationaux : ces derniers exigeaient l’adoption d’un plan d’ajustement structurel (le PAS) dont tous les économistes disaient qu’il ne répondait pas à la situation : ses inventeurs étaient déjà passés à d’autres « solutions » et il était très vivement remis en question en Tunisie même.

Les mesures prises passèrent pratiquement inaperçues et le gouvernement Sfar ne laissera aucune trace dans la mémoire des Tunisiens qui le voyaient se réduire peu à peu à son seul ministère de l’intérieur.

C’était la conséquence logique des conceptions de Bourguiba et des habiles manœuvres de son responsable de la Sûreté, puis ministre de l’Intérieur, Zine El Abidine Ben Ali : celui-ci organisait minutieusement l’escalade des manifestations islamistes et de la répression policière, et en particulier une sorte de guerre permanente contre les jeunes, objets réguliers de rafles quotidiennes qui finissaient, dans le meilleur des cas, par leur incorporation dans l’armée.

Enfin, des attentats contre des hôtels de la région de Sousse, incontestablement dus à des éléments islamistes, mais où la part de manipulation policière paraissait importante, convainquirent un Bourguiba, sénile et complètement paranoïaque, d’abord et surtout d’intensifier la répression, puis de nommer Ben Ali premier ministre.

(À suivre 2ème Partie)




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