La logique de l’usurpation de la souveraineté populaire par un homme avait donné ses fruits : dans les soubresauts d’une crise économique incontrôlable, la camarilla groupée autour du Président se partageait voracement les ressources du pays, réglait des comptes personnels, laissant le pays aller à vau-l’eau, renforçant par ses pratiques scandaleuses la force morale de l’islamisme, le rendant plus déterminé par la violence de sa répression et renforçant les tendances petite-bourgeoises du pays qui demandaient que l’on vienne y mettre de l’ordre : c’était la conséquence voulue d’une volonté politique, celle de l’appareil du PSD qui ne faisait que défendre son monopole politique sur la société, sans autre programme que celui de préparer la chute de Bourguiba : ce monopole avait des conséquences directes sur le comportements des membres du PSD, qui exploitaient sans vergogne leur position pour racketter et s’enrichir par toute sorte de moyens, sa disparition pouvait signifier, non seulement la fin de leurs privilèges, mais encore des poursuites judiciaires, des condamnations.
Les affrontements du 26 janvier 1978 avaient marqué la complète autonomisation de l’appareil du parti : tandis que Mohamed Sayah, son ancien et encore très influent directeur, le lançait dans la bataille contre la “gauchisation de l’UGTT” (et les prémisses de création d’un parti travailliste autour d’un syndicat plus radical que jamais) cet appareil ne faisait que défendre son monopole.
L’État c’est moi, proclamait ce parti tous les jours, dans la foulée de Hédi Nouira, le premier ministre, auquel Bourguiba, rassuré sur son maintien au pouvoir depuis sa nomination en 1974 de Président à vie, avait laissé une très grande marge de manœuvre.
Par la suite, après le congrès de 1979 et la tentative avortée de prise du pouvoir de l’appareil, Bourguiba annonça à celui de 1981, qu’il allait instaurer le pluralisme politique ; le parti se tut, feignant d’accepter la situation, mais il semble avoir alors décidé l’élimination de son président, et peut-être avoir déjà choisi son successeur…
Il commença en sabotant la première application du pluralisme, falsifiant honteusement les élections de novembre 1981, montrant par là son refus de laisser d’autres acteurs politiques entrer en scène et obligeant Bourguiba à assumer ce recul…
Le PSD suscita partiellement ou laissa faire sans prévenir les émeutes du pain de janvier 1984 qui, en déstabilisant plus encore le régime de Bourguiba, rendaient le pays apte à un changement : priorité absolue à la répression et à ceux qui étaient capables d’en mettre au point l’escalade et, dans la foulée, liquidation brutale des islamistes, ce qui rendait la situation intenable.
Et ce fut paradoxalement celui qui organisait cette répression qui intervint pour calmer le jeu, en faire prendre la responsabilité par Bourguiba, et apparaître comme l’homme qui, en renversant Bourguiba, a évité la guerre civile au pays.
Le choix de Ben Ali
On s’est parfois posé la question de savoir pourquoi Bourguiba avait désigné comme premier ministre, et donc comme successeur éventuel, non pas un de ses fidèles, mais Ben Ali qui n’était même pas membre du PSD avant d’être ministre de l’intérieur. On disait alors que le général n’avait pas forcément des sentiments filiaux pour Bourguiba, dont le parti aurait exécuté un des ses proches en tant que collaborateur du colonialisme.
On disait aussi qu’il n’était pas apprécié des officiers de l’armée, car il y avait fait sa carrière dans les services de renseignements, à l’ombre de son beau-père, le chef d’État major général Kéfi, dont il aurait séduit la fille Naïma quand il était son chauffeur.
La sécurité et la pérennité de l’État, qui étaient les hantises de Bourguiba, avaient dû lui dicter le choix de cet homme qu’il savait sans scrupules, peut-être y a-t-il eu aussi une lointaine réminiscence de la parabole de l’enfant prodigue, que le père préfère à ses enfants fidèles et dévoués, et dont parle la Bible…
Toujours est-il que ce militaire, qui avait fait de nombreux stages dans des centres de formation des renseignements militaires et de la gendarmerie en France et en Amérique, avait été nommé par Ahmed Mestiri, alors ministre de la défense, chef d’un service de renseignement militaire rénové et considérablement renforcé.
Ce poste, ou peut-être les rapports étroits qu’on lui prêtait avec Kadhafi, lui avait valu d’être nommé secrétaire d’État à la sécurité militaire dans l’éphémère gouvernement de fusion entre la Tunisie et la Libye, annoncé dans la déclaration de Djerba du 12 janvier 1974, qui devait aboutir à la République arabe islamique (RAI), remise en cause dès le 14 janvier de la même année.
Nombre des membres de ce gouvernement furent écartés. Ben Ali fut alors nommé attaché militaire au Maroc, où son comportement, et peut-être ses liens étroits avec les services américains, irritèrent considérablement le roi Hassen II.
Avec l’affrontement du 26 janvier 1978, il fut rappelé pour occuper le poste de Directeur général de la sûreté et s’occuper de la répression des syndicalistes. Il occupa ce poste jusqu’en 1980, quand, après l’affaire de Gafsa, le ministre de l’intérieur Driss Guiga le rendit responsable de n’avoir pas transmis les informations en sa possession sur l’action projetée.
Il fut alors nommé ambassadeur en Pologne, d’où il rentra après les émeutes du pain, et devint le chef de la sûreté nationale. Après quelques années, et divers changements de poste (directeur général, secrétaire d’État auprès du premier ministre, ministre de l’intérieur, puis ministre d’État à l’intérieur) où il n’a jamais lâché la sûreté, il finira par être nommé premier ministre le 2 octobre 1987.
Il préparera le coup d’État avec ses compagnons : d’abord Hédi Baccouche, celui-là même qui, après avoir été jugé et acquitté en 1969, pour avoir soutenu Ben Salah, était déjà au premier plan au congrès du PSD de 1979, et qui, après avoir réintégré la direction du PSD, venait d’être nommé aux affaires sociales ; il y avait aussi Habib Ammar, chef de la garde nationale et ami proche de Ben Ali, qui l’aurait tiré de quelques mauvais pas quand il était officier à la frontière avec la Lybie, et un homme d’affaires, par ailleurs cousin du nouveau premier ministre, Kamel Letaief, qui jouera pendant quelques années, sans aucun poste officiel, un rôle fondamental en tant que véritable patron des services spéciaux; il sera encore présent, après le 14 janvier 2011, dans l’ombre des gouvernements provisoires de Ghannouchi et Caïd Essebsi, et, l’accuse-t-on, il aurait continué, après les élections du 23 octobre 2011 et la nomination d’un gouvernement majoritairement islamiste à diriger en partie la police grâce à ses réseaux demeurés intacts.
Le 7 novembre 1987
Le jeudi 5 novembre, j’avais reçu, à mon bureau des éditions Salammbô, mon ami Lahbib Chebbi, qui avait publié chez nous un plus que remarquable roman, « La fêlure ». Après avoir évoqué différentes choses, nous sommes passés à la situation dans le pays, à l’évidence des plus préoccupantes. Le verdict du procès des responsables islamistes venait d’être rendu, et les plus fortes peines étaient les travaux forcés à perpétuité, alors que Bourguiba, furieux, avait exigé des têtes !
Il avait, paraît-il, ordonné qu’on reprenne immédiatement le procès et qu’on change le verdict, mais cela ne pouvait se faire, disait-on, avant le mardi suivant, soit 10 novembre. « Donc, dis-je à mon interlocuteur incrédule, il y aura un coup d’État le 9, au cours duquel Ben Ali prendra le pouvoir. »
Je m’étais trompé de deux jours, en fait, le procès aurait dû reprendre le lundi 9 ! Quoique il en soit, ce samedi 7 novembre, descendu faire le café à la cuisine, j’entendis la fameuse déclaration de Ben Ali, qui était diffusée sans interruption depuis 6 heures, et qui ne cessera de l’être qu’après 15 heures, soit après l’officialisation du passage du pouvoir.
Je réveillai précipitamment Azza et Nadia, qui avait passé la nuit chez nous, et nous descendîmes en ville à l’affût des nouvelles et des réactions.
Arrivés au café l’International, où se rencontraient d’habitude syndicalistes et femmes et hommes de gauche, nous fûmes frappés par la liesse de tous ceux que nous rencontrions : tous se félicitaient bruyamment du départ de Bourguiba et ne semblaient se poser aucune question sur les circonstances de l’événement ni sur la personne de Ben Ali, trouvant dans la déclaration qu’il avait faite motif à ample satisfaction.
Je dois dire que nous apprendrons plus tard que Hamma Hammami avait pour sa part émis des réserves quant à la volonté démocratique du général Ben Ali.
On apprendra plus tard que le coup d’État médical avait pu être exécuté grâce à six médecins, retenus toute la nuit au ministère de l’intérieur, qui avaient signé des certificats attestant de l’incapacité de Bourguiba à continuer à diriger le pays en raison de son état mental. Il y eut bien quelques sceptiques pour dire que si Bourguiba n’avait plus sa tête ce 7 novembre, qu’est-ce qui permettait de dire qu’il l’avait, près d’un mois auparavant, quand il avait nommé Ben Ali premier ministre et fait de lui son successeur ; mais le soulagement de voir Bourguiba partir balaya toutes les objections.
On eut aussi des détails sur le déroulement du coup d’État, exécuté par Habib Ammar, qui commandait la Garde Nationale, et fit relever la garde du palais de Carthage : seule victime, un garde qui n’avait pas voulu obtempérer fut abattu. Et ce fut Slaheddine Bali, ministre de la défense nationale, qui fut chargé d’informer Bourguiba de sa destitution.
Nous étions, quant à nous, dans l’expectative, ne voyant pas se dessiner une mobilisation, ni en faveur du changement ni de défense du président déchu, et le calme le plus grand régnait partout : toutes les cellules du PSD du pays étaient restées fermées sur ordre de la police et de la garde nationale.
Je rencontrai à l’International, Mohamed Bannour militant du MDS, qui exultait et me dit qu’il allait chez Ahmed Mestiri, le premier destourien à avoir revendiqué la démocratie, et qui était alors secrétaire général du MDS (Mouvement des démocrates socialistes). Je le conjurai de demander à son chef de ne pas donner un chèque en blanc à Ben Ali dans ses déclarations, d’émettre des réserves et de poser des conditions.
Je ne fus pas écouté, Mestiri fit un communiqué triomphant où il félicitait Ben Ali pour son courage et l’opportunité de son action, position qui affaiblit considérablement les partisans de la démocratie…
Je tentais quelques jours plus tard de faire publier un article dans la presse : je ne condamnais pas directement le coup d’État que je caractérisais comme tel, car disais-je les nombreuses violations de la Constitution par Bourguiba pouvaient en justifier la réalisation ; mais je demandais de mettre un contenu plus précis aux promesses de démocratisation du pays, et pour commencer, de fixer une date d’élections présidentielles et législatives : inutile de dire que la presse unanime refusa de publier un article qui n’était pas complètement acquis au « changement », montrant ainsi concrètement les limites de ce changement. Plus tard, nous publierons de tels articles dans la revue Outrouhat.
En silence et dans l’ombre de Ben Ali, le PSD avait définitivement pris la totalité du pouvoir, l’État de parti unique était sacralisé. Il y eut bien une tentative de progressistes proches de Ben Ali de créer un parti du Président qui prendrait la relève. La menace fut maintenue, le temps que soient éliminés des structures du parti ceux qui avaient une certaine envergure ou de la popularité : il n’était plus question que ce parti joue un rôle politique, il devait désormais participer à la répression indispensable pour maintenir sa domination et perpétuer son exploitation du peuple, personne ne devait sortir du rang.