I Introduction
Le marxisme s’est souvent renouvelé, il doit encore le faire aujourd’hui
Le marxisme, méthode d’analyse scientifique des lois du développement des sociétés, ne peut, à ce titre, rester figé sur les découvertes de ses maîtres : il a à se renouvelle sans cesse, sur la base des nouvelles connaissances des autres sciences, et sur celles des penseurs qui ont analysé la manière concrète dont s’est réalisé ce développement, depuis la disparition de Marx.
Ainsi en est-il de l’impérialisme, que Marx ne pouvait que pressentir et que Lénine et Rosa Luxembourg, pour ne citer que les plus connus des théoriciens marxistes ont analysé suffisamment pour nous faire comprendre une bonne part de l’histoire moderne.
Ainsi, l’apport de Kautsky, notamment à l’analyse de la rente foncière a-t-il enrichi la théorie de Marx concernant les rapports entre agriculture et industrie, et également celle de l’impérialisme et de ses causes. Gramsci en matière de société civile, et du même coup sur le rôle des idéologies dans la domination et la lutte contre cette domination, a fait plus qu’éclairer la phrase de Marx : « Les idées deviennent des forces matérielles quand elles pénètrent les masses ». Et tous les autres, les militants liés à la pratique, tels Plekhanov ou Trotski, et tous ceux qui ont fait des avancées théoriques qui sont restées ignorés, ceux qui ont vainement essayé d’apporter leur pierre à l’édifice théorique… Ils se sont heurtés au silence imposé par les dépositaires officiels du marxisme, consacrés par la révolution russe, puis par la victoire des communistes chinois.
C’est que les dirigeants qui se réclamaient de Marx étant bien plus préoccupés de justifier leurs stratégies de prise du pouvoir ou de maintien au pouvoir, sans véritable référence théorique, c'est ce qui explique le fait qu’il n’existe pas de synthèse de tous ces apports.
Il faut aussi noter que le marxisme, espace théorique décisif dans un certain nombre de domaines, est aussi très limité dans d’autres : il n’a pas de réponses quant au patriarcat et à la lutte que de nombreuses femmes ont entamé contre lui et ses manifestations, il ne semble pas avoir analysé les changements des rapports de production dus aux changements des technologies (croissance des cols blancs, diminution de l’importance de la classe ouvrière, changements dans les caractères de cette classe…) il est muet sur les problèmes d’éducation, sur la vie personnelle, la psychologie humaine, etc.
Il ne faut pas s’étonner de ce qu’il n’ait pas éprouvé le besoin d’analyser le rôle du savoir dans les sociétés avec ses implications en ce qui concerne les intellectuels – à part quelques incursions de Gramsci dans ce domaine – et surtout celles qui ont trait aux rapports du savoir avec le pouvoir.
Tous ces problèmes se sont manifestés dernièrement, on ne peut reprocher ces lacunes au marxisme, mais on peut essayer de creuser dans ces nouvelles directions, et voir si l’analyse ne peut pas ouvrir de nouveaux horizons à la science sociale.
« L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes. » Ainsi commence l’œuvre par laquelle a été le plus popularisé le nom de Marx et, accessoirement, celui d’Engels, Le manifeste du parti communiste. Ils auraient pu écrire : « L’histoire…, c’est l’histoire des progrès des connaissances humaines. » Ou encore : « … c’est l’histoire des possibilités de propagation des connaissances humaines. »
Mais non, ils n’auraient pas pu : malgré la tentative discutable d’Engels dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de L’État, entreprise qui s’appuyait sur une ethnographie encore balbutiante, malgré des incursions remarquables de Marx dans le domaine des superstructures, il avait plus de respect pour la création industrielle que pour la pensée et la culture.
Ainsi, il privilégiait les progrès techniques (l’évolution des forces productives) sur la réflexion, la recherche et l’activité intellectuelle en général : il ne voyait alors pas que lui-même, et son œuvre, entraient précisément dans la catégorie qu’il rejetait avec un certain mépris.
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. » Cette phrase peut être interprétée comme l’acte de naissance du messianisme souvent présent dans certains écrits de Marx : en plaçant la pratique révolutionnaire au premier plan de l’action, le marxisme nie l’indépendance de la réalité par rapport à son explication.
Si la pratique « consciente » peut transformer la réalité, alors quel est le sens de la théorie ? On trouve aussi dans le marxisme la contestation de cette phrase : l’histoire a des lois objectives, qui sont mises en pratique par des hommes certes, mais qui, eux aussi, obéissent à des lois, et ne peuvent « transformer le monde » qu’à cette condition.
L’interprétation des marxistes de cette phrase, qui dénote une certaine impatience, revient à quitter le terrain de la science pour s’enfoncer dans celui de la technique, en confondant les deux. Du coup, les révolutionnaires justifient leur pratique et deviennent non pas les interprètes de la science, mais les prêtres d’une sorte de religion… D’où la façon erronée de concevoir « la fin de l’histoire » (La dictature du prolétariat menant à la société sans classe)
Cependant, on peut envisager d’une façon pertinente, et qui n’exclue pas le marxisme, mais le ramène à une branche du savoir, l’évolution des sociétés en tant que produit des possibilités d’élargissement de l’aire de partage des connaissances : cela amène à réfléchir sur les instruments de cette propagation et sur l’usage des outils de cette propagation.
De l’oralité dans de petites communautés séparées les unes des autres à la communauté mondiale en cours de construction grâce aux nouvelles technologies, la connaissance et le savoir, donc le pouvoir, se sont adossées aux progrès techniques pour faire évoluer l’humanité : l’écriture, qui a été le premier changement décisif, en même temps qu’évoluaient les moyens de communication et d’échange, puis l’imprimerie et aujourd’hui la révolution informatique sont autant de jalons dans une histoire plus globale de l’humanité.
En premier lieu, il serait bon de se demander si l’évolution historique des sociétés, telle que décrite par le marxisme, n’est pas surdéterminée par un autre phénomène, l’évolution, à chaque phase, des capacités de transmission du savoir, c’est-à-dire au fond, de l’expérience accumulée, et mémorisée par la partie concernée de l’humanité.
Cette question deviendra décisive si on établit le lien qui pourrait exister entre l’étendue des possibilités de cette transmission du savoir et les différents rapports sociaux qui prévalent à chaque époque ; elle pourra répondre à une des interrogations qui n’a cessé de hanter les penseurs des phénomènes sociaux : quel devenir pour les sociétés, si elles peuvent, d’une manière ou d’une autre, atteindre une certaine abondance matérielle ?
Je dois mentionner que je dois au philosophe français Michel Serres de m’avoir fait prendre conscience de cet aspect du problème, même si les conclusions qu’il tire ne sont pas exactement les miennes : il a ouvert le champ des hypothèses les plus fécondes de la philosophie contemporaine, et, à ce titre, il mérite qu’on lui rende hommage.
II L’évolution des sociétés
Le rôle de la communication des connaissances
A l’origine, les premières communautés humaines étaient des petites communautés. Leurs membres avaient des activités économiques limitées, surtout de cueillette et de chasse. La cueillette et la chasse à l’aide d’outils (couteaux, javelots, arcs, flèches, récipients divers, etc.) ne sont pas des choses naturelles, elles ont été élaborées, puis améliorées par les humains, tout comme le feu et la cuisson.
Ce sont des façons dont l’humanité a trouvé des solutions à ses problèmes de survie. Or dans n’importe quelle communauté, pour pouvoir continuer à vivre, il faut que l’expérience accumulée et le savoir se trouvent stockés quelque part et qu’il y ait une ou plusieurs mémoires capables de transmettre ce savoir.
Avant la découverte de l’écriture, ce savoir a été limité du point de vue de son étendue, mais surtout il était situé dans la mémoire d’un individu ou plusieurs individus. Les gens chargés de cette mémoire étaient soit des chefs, soit des sorciers, et ils étaient la référence absolue dans ces communautés. On voit qu’on est là dans un rapport de domination du savoir sur la vie sociale. C’est celui qui sait et qui connaît qui porte la mémoire et qu’on interroge sur ce qu’il faut faire.
Donc, c’est lui qui réfléchit et prend les décisions. Cette limitation de la mémoire entraîne que les sociétés ne peuvent pas grandir au-delà de certaines limites. Les hommes de cette époque étaient occupés par les activités très prenantes de chasse et de cueillette, et de l’organisation de la communauté, et n’avaient pas le temps de réfléchir et de savoir sur ce qu’il fallait faire pour faire avancer davantage leurs connaissances, ce qui garantissait aux hommes du savoir leur position dominante.
Le savoir ne pouvait guère se répandre au-delà de certaines limites (quelques communautés voisines, du fait des difficultés des communications) et, surtout, n’était pas fixé, il pouvait être l’objet de diverses manipulations, volontaires, pour garantir un certain monopole du savoir, et donc du pouvoir, ou involontaires, par suite des défauts naturels de la mémoire des hommes.
On se souvient de l’histoire que rapporte la Bible du rêve de Pharaon et des sept vaches grasses suivies de sept vaches maigres : ayant eu une interprétation de son rêve, le premier soin de Pharaon fut de tuer l’interprète : il gardait ainsi le monopole du savoir, monopole qu’il allait utiliser par la suite…
Le jour où l’humanité a découvert l’écriture, on est passé à un stade tout à fait différent. Le savoir était emmagasiné non plus dans la tête des gens, mais dans des manuscrits et il a été fixé. Avec l’écriture, le savoir va être à la disposition d’autres gens : ceux qui avaient accès aux écrits obtenaient l’ensemble de données mémorisées dans ces écrits, alors que dans la société précédente, les hommes chargés de la mémoire ne transmettaient que ce dont ils se rappelaient ou qu’ils voulaient bien transmettre.
La société se structure alors de sorte que les gens qui ont accès au savoir puissent garder le pouvoir. L’accès au savoir est limité par l’accès à l’écriture, à la lecture. Il est aussi limité volontairement par les scribes qui sont devenus la force principale de la communauté.
C’est eux qui vont diriger et décider des rapports de production et qui vont organiser la production. Mais, comme ils écrivent, comme ils transmettent la mémoire et apprennent aux leurs à lire et écrire, ils n’ont pas le temps de produire. Donc, il va s’établir forcément un rapport de subordination de ceux qui produisent par rapport à ceux qui savent et qui leur disent ce qu’il faut produire et comment produire, etc. Et ces rapports seront maintenus grâce à l’idéologie que ces scribes répandent pour justifier leur place (la religion) et surtout, grâce à un corps de gens (militaires, gens d’armes, hiérarchie capable de lever et payer des hommes armés) qui va assurer l’apparence du pouvoir, en le partageant, de façon évidente ou non, avec ceux qui possèdent écriture et manuscrits.
Au Moyen-âge, le système économique, s’appuyant sur l’augmentation de la communication, en volume et dans l’espace, s’est développé, entraînant la nécessité d’une coordination des sources de pouvoir (religions, clergés, royaumes, etc.) et celle d’un commerce (au début, de pillage et de piraterie) de plus en plus international.
C’est la phase de l’accumulation primitive des richesses, qui est le transfert aux métropoles de tout ce qui est pillé au-delà des mers. Cette accumulation permet le début de l’industrialisation, qui exige le changement du mode et des rapports de production dans l’agriculture, réservoir de main-d’œuvre et source d’une autre accumulation, par l’échange inégal entre industrie et agriculture, pour l’industrie naissante.
La logique même de la production de ces sociétés est arrivée à mettre en contradiction les progrès que les gens faisaient dans les découvertes de techniques, et donc les capacités de production, avec l’organisation sociale, c’est-à-dire les rapports de production.
Les bourgeois des villes, au départ qui fournissaient aux seigneurs et aux nantis tous les produits d’artisanat dont ils avaient besoin, se transforment graduellement en propriétaires de manufactures, mais également en marchands, qui sont les commanditaires et les armateurs du commerce international : ce sont eux qui bénéficient de cette accumulation primitive, et qui deviendront les capitalistes des temps modernes. Mais leur système est freiné dans son développement par la permanence d’un mode de production et des rapports de production adaptés à une économie moins développée.
La découverte fondamentale qui va changer tout cela a été l’imprimerie. Avec l’imprimerie, ce n’est plus seulement une caste qui va posséder le savoir ou des gens qui vont prendre et recopier des manuscrits dont le nombre est forcément limité. Ce sont des livres et des journaux qu’on va faire. La diffusion du savoir est multipliée par milliers d’un seul coup.
Cette diffusion énorme va amener les gens à discuter aussi de choses abstraites, de philosophie, d’organisation de la société, à revenir aux anciens, à réfléchir sur les notions de démocratie… Du même coup, les penseurs vont exprimer et faire prendre conscience à ceux qui les lisent de toutes les inégalités de la société.
Ils sentent que les différences de statut de ceux qui constituaient la société des érudits ou qui sont des religieux dans les sociétés occidentales se trouvent complètement dépassées par tout ce que symbolise le livre imprimé. Les connaissances des érudits ou des religieux ne peuvent plus venir faire la concurrence à celles portées par ce vecteur.
Mais la « culture » autorisée par la diffusion de l’imprimerie est, par force, réservée à ceux qui ont la possibilité et les moyens d’apprendre à lire, et donc de passer des années dans des écoles, et le loisir de discuter de choses abstraites, il s’agit naturellement des bourgeois, de gens suffisamment nantis pour faire autre chose que gagner leur vie.
Avec le développement des sciences et des techniques par l’intermédiaire de leur diffusion grâce au livre, les sociétés progressent beaucoup plus facilement jusqu’au moment où la société future s’organise au sein de la société féodale. Mais c’est aussi une époque où, pour commercer et accumuler des richesses, les gens voyagent, ils vont loin et ils racontent ce qu’ils voient ailleurs dans des récits de voyage. Du coup, la dimension du monde change.
On passe de la petite collectivité, à une plus grande, puis des provinces entières, des pays… L’organisation de la société par les religieux devient caduque, obsolète. Et donc se pose le problème de la révolution, du changement complet de l’ordre social. Et de l’intronisation du Capital, seule source apparente de pouvoir et de domination sur autrui.
Bien entendu quand un problème de cet ordre se pose, il s’exprime de différentes façons, dont une façon philosophique ou idéologique par la critique des fondements de la société qu’on va changer.
L’impérialisme domine le monde
Le régime capitaliste produit du progrès scientifique en permanence et il finira (en augmentant les capacités de production et en changeant les techniques de production) par nier les bases mêmes sur lesquelles il travaille. Le capitalisme fonctionne sur la recherche du profit. Il s’agit en permanence de produire pour avoir plus de profit.
Ce sont les débuts de l’impérialisme comme forme officielle de gestion du monde. A vrai dire, chaque puissance capitaliste, ou potentiellement capitaliste, l’a d’emblée été sur une base mondiale, par la création de colonies, le pillage des pays et des peuples dominés, et même par le pillage des autres puissances : piraterie officielle…
Mais, à l’époque impérialiste, ce système se « légalise », chaque pays admet les pouvoirs de l’autre… jusqu’à ce qu’il estime venu le moment où, par la guerre, il va tenter de changer la distribution entre les pays riches des pays pauvres, considérés comme des marchandises à acquérir, au besoin par la force et les canonnières.
La domination coloniale, souvent appuyée sur des potentats locaux, s’est poursuivie jusqu’aux environs de la deuxième guerre mondiale : celle-ci, basée sur l’appropriation de la rente, a créé des conditions politiques telles que cette domination directe, contestée de plus en plus fermement par les peuples dominés, largement impliqués dans le conflit mondial (fourniture de soldats et de soutien logistique) soit remise en question sur le plan politique – mouvements de libération – et sur le plan économique : les progrès techniques ont rendu l’occupation militaire trop coûteuse par rapport aux bénéfices tirés d’une forme d’exploitation de ressources en partie dépassées.
Les reconversions des économies capitalistes développées, basées sur la généralisation de l’hégémonie du capital financier sur toute l’économie occidentale et sur le passage à la généralisation du pétrole comme source énergétique principale (les tentatives de passage à d’autres sources d’énergie, comme l’énergie nucléaire ou hydraulique sont restées minoritaires) ont permis de concevoir le changement de méthodes de l’impérialisme : on a appelé de différents noms ce nouveau système économique – le néo-colonialisme, la mondialisation – et les ex-pays coloniaux – Tiers Monde, pays en voie de développement, pays émergents – mais la nature du système et des rapports internationaux est restée la même : il s’agit d’une exploitation, du drainage des richesses vers les pays riches, (richesses naturelles ou semi-travaillées, et aujourd’hui, de plus en plus, richesses intellectuelles) par l’intermédiaire de nombreux mécanismes, économiques et commerciaux, par le développement de l’échange inégal de matières premières contre des produits industriels, par la soumission de tous aux organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, CNUCET, etc.) dominés financièrement, et, accessoirement, idéologiquement, par les puissances impérialistes – on a récemment vu leur capacité de nuisance en Grèce – et par l’utilisation de la main d’œuvre bon marché pour un certain nombre de tâches des économies du Centre.
De temps en temps, il y a un déséquilibre dans le système, il y a une crise qu’on résout par la destruction d’une partie de la production ou/et des moyens de production, en particulier par les guerres (qui donnent aussi un coup de fouet à l’économie, grâce à la production de guerre, financée à crédit par les futurs vaincus, et par tous les peuples). Ce qui permet de reconstruire en créant de nouveaux moyens et de repartir pour une nouvelle phase.
Petit à petit, le capitalisme financier a perdu le contact avec le capital productif, c’est-à-dire que le capital financier qui domine et dirige le capitalisme prend une certaine indépendance par rapport à la production. L’important pour lui est d’obtenir du profit financier.
Gilbert Naccache:*Intervention au colloque “Marx et nous”- Université de Tunis El-Manar / Départ. Philosophie - LR. Lumières, Modernité et Diversité Culturelle - 19-21 octobre 2018