Tunisie : qui est le dindon de la farce ?

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Il est peut-être temps de rompre le silence et de parler de ce pseudo tremblement de terre qui agite (et paralyse) le – tout – petit monde de la politique en Tunisie. Il faut dire que j'avais tellement l'impression d'une grande agitation pour demeurer sur place que je n'éprouvais pas le besoin de commenter. Aujourd'hui qu'approche – peut-être – la conclusion du premier acte, je dirai ce que tout cela m'inspire.

La farce bouffonne

Je concluais ainsi un article de septembre 2014, « Fin de mission pour Béji Caïd Essebsi » : La tentative de se couler dans les bottes de Bourguiba finira-t-elle en une farce bouffonne ? Avec l'épisode actuel de l'élimination du chef du Gouvernement Habib Essid, sans se mettre lui-même en question, le président de la République semble justifier cette conclusion. Chacun, en Tunisie, a conscience de l'absurdité de la situation, je devrais plutôt écrire de l'imbroglio actuel : un gouvernement de coalition de quatre grands partis devrait être remplacé par un gouvernement d'union nationale, c'est-à-dire dans les faits, par la même coalition,(à peu près, puisque l'upl est pour l'instant hors du coup) enrichie théoriquement par le soutien des deux organisations professionnelles, l'UGTT et l'UTICA.

Mais ces dernières renâclent, et la grande trouvaille de Caïd Essebsi, présentée comme un retour à la politique de Bourguiba (!) – l'unité nationale, présentée faussement comme un facteur de cohésion de toute la nation autour du pouvoir, alors qu'elle était le moyen de regrouper au sein du Destour tous les ennemis du mouvement youssefiste et d'exclure les communistes (qu'a fait le successeur de ces communistes qui accepte aujourd'hui un poste ministériel aux côtés de ses ennermis jurés, les islamistes), tout en réduisant les revendications sociales, car l'UGTT, associée au pouvoir, était là pour encadrer la classe ouvrière – va se réduire à un simple changement du titulaire du poste de président du gouvernement, on va même garder certains ministres ((au moins cinq et pas des moindres) de la précédente formation!

On a d'abord demandé à Monsieur Essid, de diverses façons plus ou moins insistantes, d'aider le Président à respecter (pour une fois) la constitution, en se faisant hara-kiri, c'est-à-dire en démissionnant.

L'intéressé ne l'a pas entendu de cette oreille, il a avancé la solidarité des ministres du gouvernement et leurs responsabilités, et donc celle des partis qu'ils représentent, dans les échecs que ces partis ont pensés utile de noter dans l'action du gouvernement, et demandé à chaque ministre de présenter le bilan de son action. Devant cette nécessité, en principe corrélative à la demande du chef du gouvernement de faire procéder à un vote de confiance par l'ARP, conformément à la constitution, les ministres en question n'ont, pour la plupart, pas soutenu publiquement leur chef de gouvernement, ni, par conséquent, leur propre action !

Et .voici un autre aspect de la farce bouffonne que l'on nous joue : le chef du gouvernement, qui a travaillé avec des ministres issus de partis différents, sans qu'un seul d'entre eux, ou son parti, n'ait exprimé de réserve d'importance, se voit attribuer seul toutes les responsabilités. Sont-ce là des ministres ou des marionnettes, et leurs partis ont-ils une vision politique quelconque ? A quel titre tout ce beau monde incapable d'assumer quoi que ce soit veut-il gouverner ? A moins que ce ne soit leur présence au parlement que ces partis protègent, par une attitude servile que n'aurait pas désavouée Bourguiba.

La comparaison des dimensions politiques et personnelles de ce dernier avec celles de son soi-disant émule aurait provoqué un immense éclat de rire chez le premier ! Car il n'aurait pas compris le mélange de provocation et de crainte, chez Caïd Essebsi qui fait assumer par d'autres les besognes délicates, et invente une soi-disant innovation salutaire dans le jeu politique à seule fin de se débarrasser de son premier ministre. Et, dans cette commedia del arte version simplifiée, voire simpliste, on aboutit au résultat contraire à celui souhaité : Essid qui apparaissait comme un exécutant sans envergure au début de son mandat, nommé semblait-il pour sa docilité, est puni pour avoir pris des décisions, certes contraires aux désirs de son supposé maître, mais conforme à son statut de défenseur de l’État et représentant des plus hauts commis de cet État : soutien ouvert à la Commission de lutte contre la corruption, ouverture de dossiers sur la corruption, constitution, de l’État comme partie civile dans les dossiers traités par l'IVD, au grand dam du président qui faisait des pieds et des mains pour faire approuver sa loi de réconciliation économique disant à blanchir corrompus et corrupteurs…

C'est donc en réalité un conflit hautement politique qui a opposé les deux hommes, avec deux conceptions opposées du rôle du pouvoir. Mais Essid sort de ce conflit avec les galons d'homme politique d’État soucieux des intérêts de celui-ci, et d'un niveau plus qu'acceptable, en tout cas très supérieur à celui de tous ceux qui, tout en le couvrant d'éloges et de félicitations, n'ont pas rechigné à lui indiquer la sortie. Tandis que Caïd Essebsi se voit contraint, par la Déclaration de Carthage qu'il a fait adopter par la coalition (« l'unité nationale » oblige) de condamner la corruption que, par sa loi, il voulait favoriser.

Cessons de rire du spectacle, au fonds plutôt affligeant, que nous donnent depuis quelques semaines tous ces mauvais acteurs qui ne connaissent pas leur rôle et improvisent lamentablement, et essayons de comprendre mieux les véritables enjeux.

Vers un protectorat ?

Après le vote de défiance qui a mis fin au gouvernement Essid, Caïd Essebsi s'est empressé de désigner celui qu'il a chargé de former le nouveau gouvernement, Youssef Chahed. Avant de revenir sur cette nomination, notons qu'au vu des difficultés que le postulant choisi a éprouvé à former un gouvernement agréé par les principaux partis, on se prend à penser que le gouvernement de gestion des affaires courantes d'Habib Essid a peut-être encore une assez longue vie devant lui et que la période d'incertitude politique et d'absence d'initiatives gouvernementales, ouverte avec l'annonce de la décision de créer un gouvernement d'union nationale le 2 juin 2016 risque de durer encore. Par parenthèse, cela ne fera pas de grands changements, vu qu'il n'y avait pas une activité innovante très visible.

Avant d'analyser le sens de la nomination du prétendant, notons que la Déclaration de Carthage, en mettant l'action sur la lutte contre la corruption (deuxième rang des priorités après la lutte contre le terrorisme) répond à toutes les pressions qui s'exercent, notamment en provenance de l'étranger, sur le pouvoir tunisien.

Car il faut introduire dans la réflexion une dimension géopolitique : les alliés occidentaux du pouvoir peuvent-ils accepter l'évolution actuelle du pays, avec un développement mafieux anarchique et incontrôlable par une administration gangrenée par la corruption ? Outre l'incertitude que cette évolution fait planer sur les investissements étrangers dans le pays, outre les risques de nouvelles explosions populaires qu'elle entraîne, elle peut surtout, avec le rôle de la contrebande et de ses chefs, transformer la Tunisie en une base pour les différents courants terroristes islamiques, et de cela, ils ne veulent pas. Les militaires américains « aident » déjà à surveiller les frontières, ils ne laisseront pas la situation se dégrader à ce point, quitte à créer un nouveau protectorat de fait, c'est-à-dire à intervenir davantage dans les décisions de politique intérieure, à en tracer plus précisément les lignes.

« Si ce processus de développement qui permet de passer d’un moment à l'autre manque – et c’est essentiellement un processus qui a pour acteurs les hommes et la volonté et la capacité des hommes – la situation reste inopérante, la vieille société résiste et se donne le temps de “respirer” en exterminant physiquement l’élite adverse et en terrorisant les masses de réserves ; ou bien c’est la destruction réciproque des forces en conflit avec l’instauration de la paix des cimetières, et, le cas échéant, sous la garde d’une sentinelle étrangère. » Antonio Gramsci, Œuvres choisies, Ed. Sociales, 1959, p. 234.

La nomination de Youssef Chahed

Dans ce contexte, la désignation du futur chef du gouvernement prend un sens nouveau : il ne s'agit pas seulement d'un rajeunissement et d'un renouvellement des méthodes de travail, comme l'a affirmé le président de la république, comme brusquement saisi d'un grand amour pour la jeunesse. Ce dont il est question, c'est de plaire aux alliés occidentaux, soit en désignant carrément leur candidat, soit en choisissant quelqu'un qui les rassure, ce qui, au vu de la carrière et des positions passées de Youssef Chahed semble bien être le cas : ultra-libéral économiquement, favorable à la participation étrangère à l'économie, ayant travaillé pour des multinationales américaines (Monsanto) ayant même représenté les États-Unis à une conférence de la FAO en 2014, il ne paraît pas être un ennemi des intérêts occidentaux. Et son programme annoncé va dans le même sens.

Mais les jeux sont loin d'être faits : ignorance des contraintes réelles ou entêtement dans leurs illusions, les responsables des partis dominants n'ont cessé de brouiller les cartes : en présentant des exigences en matière de participation au gouvernement, voire même en réclamant être les seuls représentants de leur parti (c'est le cas de certains membres de Nidaa Tounes) ils ont ralenti la formation du gouvernement et la sortie de crise, au point que l'ULP a refusé de participer à la nouvelle formation.. Les dirigeants de l'UGTT, prenant les déclarations au mot, ont aussi posé leurs exigences…

Le futur (?) chef du gouvernement semble avoir imposé ses solutions (dont on n'est pas certain qu'elles seront acceptées à l'ARP) mais peut-être, de compromis en compromis, reproduira-t-il un gouvernement faible et divisé, sur le modèle de l'ancien, ou encore, devant les difficultés, il renoncera finalement, et tout serait à recommencer.

Pendant ce temps, Essid, chef d'un gouvernement des affaires courantes, prend les décisions en retard et se positionne clairement comme une alternative politique.

De son côté, la révolution n'a pas dit son dernier mot, la menace d'une déflagration pèse toujours. Et il faut se demander si les mesures prévues par le futur chef du gouvernement, et vraisemblablement plus qu'acceptées par ses alliés, n'auraient pas pour objectif, en faisant baisser les tensions et en rétablissant une certaine confiance dans le peuple, d'éloigner les risques d'explosion qui conduiraient à la destruction réciproque des forces en conflits ?

Dans cette optique, il faudrait s'attendre à un renforcement – provisoire ? - du rôle des deux instances-clés dans la reprise de la confiance populaire : l'instance de lutte contre la corruption et l'instance Vérité et Dignité, puisque la justice transitionnelle risque de revenir au devant de la scène. Et il restera toujours au pouvoir la possibilité d'agiter la menace terroriste pour essayer de stopper le processus…

Mais la farce continue, car, au moment où j'écris ces mots, tout paraît encore pouvoir être remis en question, Ennadha et Afek n'ont pas encore donné leur accord, bien après l'annonce de la formation de son gouvernement par Youssef Chahed, malgré leur participation supposée au ministère.

Que la réponse à la question du pourquoi tienne ou non dans une manœuvre de Caïd Essebsi qui lui fait gagner du temps et reproduire un gouvernement docile, il reste que le monde politique s'est enrichi de nouveaux acteurs, les défenseurs de la réalisation de l’État de droit avec à leur tête le « nouveau » Habib Essid, qui risquent de peser beaucoup sur la situation.

Et voilà comment la prise de conscience par certains de l'impossibilité de revenir au système précédent de pouvoir, le système du parti unique, risque de pousser les uns à temporiser ou se jeter dans les bras de l'étranger, renonçant peu à peu aux bases de la souveraineté nationale et d'autres à rejoindre les objectifs de la révolution et se retrouver aux côtés du peuple.

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