Si Frej, du haut de ses quatre vingt cinq ans qu’il fait tout pour dissimuler, s’est réfugié dans une bifurcation de la rue Ali Bey. C’est un coiffeur qui garde encore une clientèle fidèle, même si elle se rétrécit comme peau de chagrin.
Il était également arracheur de dents, soigneur par ventouses, circonciseur mais est surtout le dernier à savoir nouer la Kachta, cette coiffe traditionnelle que le marié doit porter pour plus de prestance lors d’un mariage traditionnel. Il a abandonné les activités médicinales dès que sa fille ainée a prononcé le serment d’Hippocrate et ne s’adonne plus qu’à une activité de barbier pour quelques clients fidèles.
Sa boutique (il déteste qu’on dise salon de son lieu de travail et en fait une question de virilité) est restée la même depuis des décades et il n’a accepté quelques arrangements avec la modernité, électricité et eau courante, qu’avec amertume. La niche, où le guerbagi venait quotidiennement vider deux sceaux d’eau de la fontaine publique, est encore témoin de cette époque. C’est une boutique sans fenêtre mais suffisamment éclairée par un dessus de porte en fer forgé.
Elle n’est pas immense, mais assez vaste pour contenir un banc tapissé de nattes, trois chaises, son fauteuil barbier, un meuble surmonté d’une vieille vasque et une radio que ne peut deviner quelqu’un de moins de quarante ans.
Les murs sont sobrement décorés par des tableaux qui doivent être aussi anciens que la boutique.
Sur le mur d’en face, un immense cadre ceint les quatre vingt dix neuf noms pieux d’Allah, un varan naturalisé accroché d’un côté et une très vieille pendule qui doit afficher plus de trente ans de retard. Sur l’autre mur la célèbre représentation de sayedna Ali sur son cheval avec sa redoutable épée à double pointe (Dhou Elfiqar) et une affiche, sous verre, du concert de Farid Larache en 1951 au casino de Sousse auquel si Frej, au plus fort de sa jeunesse, a assisté.
L’attente de ton tour peut durer des heures, mais n’est jamais ennuyeuse. Comme tout coiffeur qui se respecte, si Frej a toujours des choses intéressantes à raconter, ça peut aller d’une analyse personnelle de la défaite de 67, aux véritables raisons de l’assassinat d’Esmahène. Il prétend connaitre l’arbre généalogique de chaque famille Mahdoise et peut disserter des heures sur l’histoire, récente, de la ville. Il considère que l’apport des italiens, maltais, grecs à cette ville est encore vivace et dépasse celui des français.
La communauté juive faisait partie intégrale de la culture de la ville et surtout de ce quartier. Personne n’arrive à faire d’aussi beaux bracelets traditionnels que ceux que faisait Maurice et depuis le départ de Bikhour la soie n’est plus ce qu’elle était…A l’occasion de la fête de la Ftira (Pessah), ses clients juifs lui « vendaient » leurs boutiques où ils avaient des graines. Il gardait leurs clés dans son tiroir jusqu’à ce qu’ils reviennent les récupérer après la fête en lui offrant la traditionnelle galette.
Il taquinait son ami Chamoûn en lui jurant que Habiba Msika s’est reconvertie à l’islam avant sa mort mais ce dernier ne manque pas de lui répliquer que tel chanteur musulman n’atteignait ce degré de maitrise que grâce à notre Boukha dont il se dopait avant d’étaler son art sur scène.
Dans un coin sur une table basse et sous verre il a quelques cartes postales qui datent des années soixante dix que ses amis juifs lui ont envoyé de Barbes, Belleville ou du Marais où ils se sont retirés sur insistance de leurs enfants.
Il y’en a une qu’il chérit plus que les autres, c’est celle que lui a envoyée Gaby, la lolita aux yeux bleus, à la crinière blonde et à l’allure moderne et nonchalante. Elle a marqué toute une génération de mahdois et Si Frej soutient qu’il a pu…capter son intérêt quand elle venait dans sa boutique griller une cigarette en sirotant un thé.
(À suivre 3ème Partie) …