Quand vient ton tour, Si Frej fouette d’un coup de serviette la chaise où il t’invite à t’assoir pour te prodiguer ses soins. C’est un fauteuil majestueux, solide avec des accoudoirs larges et un dossier haut et hautain. En s’y installant tu sens que tu es pris entre des bras imposants et fermes.
Si Frej soulève alors un appui tête et d’un geste tendre mais ferme, dépose ta tête renversée sur cet autel. Le menton ainsi soulevé se prête parfaitement à son art.
Tu fais alors face à un vieux mais sublime miroir aux bordures dorées. Des petites étagères, où sont exposées des vielles bouteilles de parfum, ornent de part et d’autres cette façade.
On y trouve des grandes marques d’époque : « Soir de Paris » de Bourjois dans sa bouteille bleue-nuit avec sa tour Eiffel, une eau de Cologne « Roger & Gallet », « Rêve de Paris », et même un flacon d’ «Amour Amour » de Patou datant de 1925…Ainsi se mêlent des parfums de femmes, des eaux de toilettes et des après rasages masculins. Pour Si Frej les bonnes odeurs et les parfums sont comme les anges, ils n’ont pas de sexe.
Sur une vasque qui doit être centenaire il y’a un verre en laiton. Il l’utilise savamment pour sa crème de rasage qu’il confectionne sur place en mode instantané. Il y jette un morceau de son savon et y plonge un blaireau dont la paume devait être en ivoire. Par des mouvements rapides et saccadés il travaille la mousse jusqu’à l’obtention d’une crème onctueuse.
A coté de ce verre se trouve son médicament hémostatique miracle : un morceau de Chib (Alun).
Avec son blaireau, il étale délicatement cette crème sur les joues et procède à un massage de la peau du visage en respectant les contours. Cette opération est si apaisante que, sans réfléchir, tu fermes les yeux et tu t’abandonnes à ses doigts. Il prend ensuite un rasoir à la manche également d’ivoire où il introduit une nouvelle lame. Il a mis du temps pour abandonner ses rasoirs coupe-choux qu’il affutait sur une branche de bananier. Alors commence un travail soigneux où chaque millimètre est scrupuleusement gratté pour n’y laisser aucun poil ni peau morte.
Cette opération peut prendre assez de temps pour que Si Frej déterre sa douleur de voir son environnement muer de la sorte. Il ne traverse plus la rue Ali Bey pour ne pas voir ces marchands d’artisanat racoler la clientèle, ni ces dames faire, dans la rue, du Harqous (Tatouage) à des jeunes filles de bonnes familles, ni toutes les boutiques de ses amis transformées de la sorte…D’un soupir triste il déclare alors qu’il arrive à un âge où il connait plus de morts que de vivants…
C’est à ce moment qu’il faut le secourir par une simple question sur ses enfants. Là Si Frej se transforme complètement pour te parler avec toute la fierté du monde de sa fille ainée médecin spécialiste, mariée à un chef de service ex résident des hôpitaux de Paris et dont l’ainé de leurs enfants a réussi l’année dernière le concours de l’école centrale de Paris. En déclamant ces titres et réussites en langue française, ses yeux brillent de mille étoiles.
Ensuite il passe aux exploits de son fils PDG d’une entreprise étrangère installée à Tunis, président d’une association caritative s’occupant des écoles délabrées et trouve encore le temps pour jouer et composer de la musique. Son sourire, son regard et l’intonation de sa voix semblent venir d’un nuage. C’est sa revanche sur cette vie qui l’a privé de son droit au savoir. Des fois son excitation fait peur, surtout qu’il a encore un rasoir entre les mains.
On est plus tranquille dès qu’il dépose son arme pour se saisir d’un outil moins dangereux mais aussi efficace pour la finition : son fil à épiler. Là, je n’ai jamais pu capter son jeu de main pour nouer ce fil de coton et le faire si fluide. En quelques tours il arrache de ton visage tous les poils rebelles et déserteurs du contour qu’il sait si bien dessiner. A la fin, et sans demander une quelconque permission, il s’attaque au cuir chevelu par un massage dont il a le secret : une friction à l’eau de Cologne.
Mais bon sang où est ce qu’il trouve cette force pour serrer si fort ton crâne jusqu’à avoir l’impression qu’il va le faire éclater ? En faisant ensuite des massages au cuir chevelu tu comprends mieux pourquoi les visages pâles avaient peur de se faire scalper…mais après….que c’est bon, un pur bonheur. Tu ressens un bien être envahir ton crâne, ton cou et même ta colonne vertébrale.
Quelques coups de peignes viennent ensuite affiner l’œuvre du maitre qui d’un franc « Sahha » signe la fin de ses œuvres. Il continue avec un vieux vaporisateur en cristal et à pompe, à t’asperger d’une eau de toilette qui lui est propre.
Comme de coutume tu ne demandes pas combien tu lui dois et comme d’habitude il ne regarde jamais ce que tu lui donnes. Il t’accompagne au pas de porte en insistant de ne pas oublier de transmettre ses salutations à tes parents ou aux plus âgés de ta famille.
Après un passage dans cet atelier de jouvence, tu te sens léger, neuf et d’une humeur agréable. Alors tu achètes un gros bouquet de jasmin que tu penses offrir à ton épouse. Mais ta fille ne manque jamais de faire sa sempiternelle remarque :
- Papa, encore une fois tu pues l’eau de Cologne à quat sous !!!
- Non ma puce, j’exhale le bonheur de mon enfance.