Ennahdha devra faire son « Bad Godesberg »

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Une contribution publiée par le journal "La Presse" qui avait changé le titre initial. Je l'avais intitulé "Ennahdha devra faire son Bad Godesberg".
Du nom d'un village de Rhénanie devenu célèbre parce qu'il fut le théâtre d'un des plus célèbres congrès au cours du XXème siècle. En l’occurrence, celui du parti social-démocrate allemand où, pour l'essentiel, le SPD renonça spectaculairement à toutes ses références marxistes (lutte des classes, collectivisation des moyens de production, etc.) pour donner sens à "l'économie sociale du marché" et ainsi entrer dans le moule démocratique tel qu'il se dessina après la seconde guerre mondiale.

C'est ce qui est encore demandé à Ennahdha aujourd'hui, à l'avant veille de l'ouverture de son Xème congrès : renoncer clairement à ses paradigmes religieux pour s'adapter à la nouvelle réalité Tunisienne de l'après 14 janvier. En somme, devenir un parti comme un autre.

Il est juste savoureux de voir nombre de nos politiciens, médias, analystes et observateurs en tous genres, qui diabolisaient Ennahdha il y a quatre ans, et qui s'apprêtent à se bousculer pour assister à l'ouverture de son congrès vendredi prochain, faire aujourd’hui de cette requête, leur leitmotiv.

Comme si de rien n’était. Sans même rendre la moindre grâce à des hommes qui ont payé de leur vie politique le constat de ce postulat bien avant eux : Marzouki, Ben Jaafar, etc.

Transition Démocratique Tunisienne : Ennahdha devra faire son aggiornamento

La sortie de cette situation de crise, de tensions et de conflits viendra d'Ennahdha. D'elle seule. Lors de son congrès national qui se profile (12-15 juillet) saura-t-elle y faire le dépassement de soi en envoyant le message tant attendu par les Tunisiens ?

Il y a vingt ans, le chercheur en sciences politiques, Francis Fukuyama, annonçait dans un célèbre ouvrage, la fin de l'histoire et celle des grandes idéologies messianiques : communisme, socialisme, nationalisme et aussi l'islamisme tant comme solution politique que comme idéologie.
Mais le fait est que les islamistes, eux, sont là, et au pouvoir en Tunisie dans le pays le plus alphabétisé et le plus moderne du monde arabe sous l'effet de près de 60 ans de sécularisation, qui à l'ère de l'internet pour tous sont autant de décennies.

Une sécularisation à un stade avancé et qui a eu le temps de faire son œuvre …

Bien qu'une partie des Tunisiens soit à la recherche d'une identité, la grande majorité d'entre eux entend garder le consensus social des valeurs en l'état depuis l'indépendance du pays. Ils savent que depuis lors, les réformes sociales et politiques que la Tunisie a connues n'ont jamais été conçues comme une rupture avec l'Islam, mais comme une modernisation de la pensée et des pratiques islamiques.

Fêtant son 56ème anniversaire, la Tunisie vit aujourd'hui une situation paradoxale, faite d'un écroulement de sa croissance économique et d'un affermissement de son champ politique et démocratique.

A la fois à cause et grâce à sa révolution du 14 janvier 2011, qui fut un mouvement populaire spontané fondé sur des bases non religieuses et impulsé par sa jeunesse, sa société civile et ses réseaux sociaux.

La Tunisie est donc à l'aube de fonder sa seconde République qui serait bâtie sur les idéaux universels de démocratie qui ont inspiré sa révolution : liberté, dignité et justice sociale.

Or, voici qu'elle découvre, avec un fol espoir et une sourde inquiétude, que le chemin la menant vers cette démocratie passe obligatoirement par une phase transitoire appelée transition démocratique ou démocratisation.

Exaltante ou cahoteuse, c'est selon, cette étape va être dominée par un parti d'inspiration religieuse fort de ses 37 % de voix et ses 89 constituants sur 217.

A maints égards, l'irruption des islamistes sur la scène politique n'est pas sans rappeler celle des partis communistes français et italien après la Seconde Guerre mondiale : résistants à la répression, nantis d'un prestige idéologique et paraissant davantage crédibles parce qu'ils n'ont pas composé avec l'ancien régime.

Ennahdha a ainsi largement bénéficié d'une prime du fait de son statut d'opposant à l'ancien régime. Tel est le verdict électoral sorti de ces premières élections libres du 23 octobre 2011 : la démocratie, si elle devait voir le jour en Tunisie, ne pourra pas faire l'impasse sur les islamistes, dont le langage religieux et le code moral ont rencontré un large écho auprès des couches populaires.
Mais qui sont ces islamistes tunisiens au pouvoir ?

Leur héraut est Ennahdha, lequel, après des décennies de répression est un mouvement organisé utilisant la foi comme instrument politique, mélangeant savamment les préceptes religieux et les méthodes modernes de maillage politique.

Leur vision de la société tunisienne est ambivalente, tantôt faite de promesses de ne pas toucher au Code du statut personnel et tantôt de discours prônant un retour à la tradition via un modèle patriarcal, fermé aux transformations de la société.

Leur référence est le sacré comme source de légitimité ultime.
Leur projet est non fondamentaliste dans la mesure où il ne tend pas à imposer des règles coraniques, mais identitaire à souhait se nourrissant en permanence du sentiment religieux.

Près de trois mois après le début de sa première expérience gouvernementale, Ennahdha est désormais soumise à la pression revendicative des Salafistes, un mouvement intolérant et passéiste qui s'exprime en termes ultra-religieux.
Dans l'intervalle, n'étant plus dans l'action caritative qui demeure sa spécialité, Ennahdha est maintenant confrontée à des échéances ayant trait à la gestion de l'Etat, et pour y faire face elle s'est alliée à deux partis, l'un social-démocrate et l'autre nationaliste.

Les uns diront qu'il ne s'agit que de partis d'appoint ayant choisi la facilité, les autres diront au contraire, que ce sont des partis réalistes œuvrant selon la formule de Kierkegaard : ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin …

Pour autant, les islamistes s'emploient à rassurer en mettant l'accent sur les thèmes consensuels tels que la bonne gouvernance et l'économie de marché. Après tout, ils n'ont pas fait campagne sur un programme islamique mais sur un projet de moralisation de la scène politique, d'éradication de la corruption et de promotion de la justice sociale.

D'autant plus que l'implication d'Ennahdha dans le jeu politique devrait l'orienter vers davantage de pragmatisme ayant appris les vertus de la modération par le contre-exemple du FIS dans l'Algérie des années 1990.

Et c'est ainsi que les islamistes tunisiens disent à qui veut les entendre qu'en matière de démocratie ils sont croyants. Soit. Mais sont t-ils pratiquants ? Rien n'est moins sûr …

Dominer les élections est une chose et prouver sa capacité à s'intégrer dans une démocratie en est une autre parce que dans l'euphorie de sa victoire, la tentation est grande pour Ennahdha de gommer certains engagements de bonne pratique, la suffisance pouvant prendre le dessus sur la modestie des premiers jours.
Conscient que l'islam politique dogmatique est incompatible avec les principes de la démocratie qui lui ont permis de devenir le parti majoritaire, Ennahdha est désormais à la croisée des chemins.

Va-t-elle faire l'erreur historique de croire qu'une transition démocratique conduite par ses soins signifie le remplacement d'une dictature par une autre ?
Ou alors comme l'AKP d'Erdogan, ne pouvant pas imposer une vision coranique à une société sécularisée n'ayant pas montré jusqu'ici une ferveur particulière pour un Etat islamique, son modèle, elle va admettre qu'elle doit se résoudre à opérer son aggiornamento.

L'heure de vérité approche pour cette transition et la question essentielle sera de savoir de quelle manière le référent islamique va être inscrit dans la Constitution.

C'est l'enjeu politique majeur de cette phase transitoire car les islamistes entendent tout faire pour introduire la Charia comme source de droit dans la Constitution.

Au mépris de la souveraineté de l'Etat tunisien et même au prix du reniement de la volonté de son peuple pour lui imposer une idée révélée et des concepts tirés d'un corpus qui n'est pas celui d'un Etat de droit s'imposant à tous comme une nécessité économique et politique.

Ennahdha est donc contrainte de clarifier sa position sur son engagement à l'égard de la démocratie, de l'Etat de droit et son caractère civil, et in fine, lever ses ambiguïtés sur toute une série de questions quant à son idéal islamique et sa perception de la réalité sociale tunisienne.

Les islamistes sont ainsi confrontés à une société civile réactive et exigeante et le choc de la modernité venant, ils doivent se donner un programme en résonance avec notre temps en prônant un islam réformiste où les droits de la femme sont ceux de l'homme et non négociables.

Avant les élections, Hamadi Jebali disait que chaque parti doit se réformer avant de pouvoir réformer le pays. Qu'à cela ne tienne ! …

Pour Ennahdha la question n'est pas de savoir pourquoi, mais comment et avec qui ? :

Au moyen d'un congrès comme celui du célèbre Bad Godesberg (1959) qui amena la gauche allemande et le SPD à valider la notion «d'économie sociale de marché» pour l'intégrer à sa nouvelle doctrine et qui lui a valu de rompre définitivement avec les thèses marxistes et ce faisant, jeter les bases de la démocratie allemande sur les ruines du IIIe Reich.

C'est ce qui est demandé à Ennahdha lors de son prochain congrès en juillet 2012 : tendre vers plus de tunisianité aux dépens de son islamité.

Elle ne pourra pas faire longtemps l'économie d'une nécessaire révision de ses dogmes, il lui faudra passer par l'abandon de toute référence à la Charia afin de se transformer en un parti réformiste qui accepte la dialectique de la démocratie.
Cet évènement qui sera le théâtre d'un ajustement général de sa doctrine restera fortement chargé en termes de symboles pour la mouvance islamiste et plus largement pour l'ensemble de la société tunisienne.

Ce serait aussi l'aboutissement logique d'une évolution commencée lors de l'appel du 18 octobre 2005 et également une adaptation à la nouvelle réalité tunisienne post-révolution. Ce serait surtout un congrès de la rupture avec l'islamisme politique qui passerait par pertes et profits les dogmes d'inspiration moyenâgeuse, reconnaissant les principes de la Révolution tunisienne : liberté, dignité, justice sociale.

Ce serait enfin un préalable à l'instauration d'un Etat civil à mentionner clairement dans ses statuts et programmes et qui devrait comporter, principalement, les orientations suivantes :

- Adoption des références à l'éthique démocratique, à l'humanisme musulman et à la philosophie de la déclaration universelle des Droits de l'Homme,

- Loyauté intégrale à l'égard de la future Constitution du pays,

- Reconnaissance du Code du statut personnel, pilier du Droit de la famille,

- Renonciation à toute idée d'islamiser les institutions de l'Etat souverain,

- Dénonciation du recours à la violence dans le combat politique.

Qui peut donc convaincre Ennahdha et l'amener sur cette voie ? Barak Obama ?

Recip Erdogan ? L'Union européenne, partenaire naturel de la Tunisie ?

L'Armée nationale garante de cette transition et l'Ugtt en tant que seule structure organisée d'envergure ?

Ses partenaires de la Troïka par le truchement de Moncef Marzouki et Mustapha Ben Jaafar ?

La société civile tunisienne réactive et dynamique ?

Probablement, mais aussi et surtout les anciens de ce parti, notamment les Laariadh et Jebali qui incarnent sa frange modérée et réaliste et qui sont ses nouveaux hommes forts.

C'est à eux qu'il appartient de lui imposer ce virage nécessaire, de mettre un terme aux déclarations à géométrie variable de Rached Ghannouchi et d'amener à résipiscence une fois pour toute les Salafistes …

Et s'attaquer enfin au vrai problème du pays qu'est l'obscénité de la mise au chômage de nos jeunes.

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