Lorsqu’une décision difficile à prendre et un contexte délicat à gérer coïncident pour faire un moment crucial dans la vie d’un pays.
Un parallèle pourrait être tenté entre ce qui s’est passé en 1983 en France et ce qui se déroule en ce moment en Tunisie.
Bien entendu, toutes proportions gardées, compte tenu de la diversité des structures (constitution et système politique) et des protagonistes.
On peut trouver inepte une telle tentative au regard de la médiocrité politique ambiante dans nos contrées, ne serait ce qu’à l’égard de la retentissante équipée nocturne de pas moins de 6 de nos ministres pour aller inaugurer un salon de thé, épisode qui a pour effet de discréditer l’ensemble de la classe politique.
Et se dire : à quoi bon ?
Aussi, dans cette âpre actualité politique que traverse la Tunisie, il convient de ne pas appréhender l'action de Béji Caïd Essebsi sous le seul prisme de sa relation avec Habib Bourguiba. On pourrait la placer également sous le signe de l'admiration qu'il vouait à François Mitterrand. Ambassadeur de Tunisie à Paris au tout début des années 70, il a été le témoin du parcours de l'artisan de l'union de la gauche non communiste lors du congrès d'Epinay (1971). Puis au cours de cette décade, il eut l’occasion de le scruter dans sa marche vers l'Elysée (1981).
Ce qui, en dépit de leurs différences idéologiques et de tempérament, fait du second une sorte de modèle pour le premier.
Compte tenu de leurs "affinités électives" mais aussi de leur croyance commune qu’en tout état de cause dans les situations de crise “l’économie, le monétaire, le social, ne sont rien, alors que la politique, la psychologie des hommes et la confiance en eux sont tout”.
C'est ainsi qu'en cet été 2016, soit 18 mois après son élection à la magistrature suprême, et dans le contexte d’une nouvelle constitution, dont peu de protagonistes saisissent les vrais contours, Béji Caïd Essebssi se trouve dans le même cas de figure que François Mitterrand à la charnière des années 1982 & 1983.
Face à ses premières désillusions. Et déjà à la croisée des chemins.
Pour l'ancien président de la république française, le moment était venu pour décider de donner ou non, un "nouvel élan", après les massives réformes de 1981-82 engagées au galop dans la foulée de l'arrivée de la gauche (revalorisation des bas salaires, augmentation des prestations sociales, retraite à 60 ans, 39 heures hebdomadaires, 5ème semaine de congés payés, lois Auroux, impôt sur les grandes fortunes).
A cette période, le débat était de savoir, suite à la surchauffe de l'économie française due à la relance tous azimuts par la consommation, comment s’y prendre pour ramener en deçà de 10% l'inflation galopante qui mordait sur le pouvoir d'achat des classes moyennes et également réduire le chômage qui atteignait déjà la barre des 2 millions d’individus.
L'idée centrale qui se dessinait était de recourir momentanément au blocage des salaires à l’attention des chefs d’entreprise et des prix à l’attention des salariés (une idée qui serait bienvenue en Tunisie par les moments qui courent). De s’attaquer aussi à la réduction des déficits budgétaires au moyen d'une forte compression des dépenses publiques et d’une limitation drastique des importations. C’était à la fois le “tournant de la rigueur” et la “cure d’austérité”.
Quitte à changer le premier ministre d'alors, Pierre Mauroy. Et si nécessaire, quitter le SME (système monétaire européen) tout en dévaluant le franc, cible d’attaques spéculatives sur le marché monétaire international.
Rude horizon pour la gauche arrivée au pouvoir sur le thème de la relance par la consommation populaire... Voilà pour le décor.
Mitterrand avait longtemps hésité avant de se décider. Choisir comme nouveau premier ministre, entre Bérégovoy, Fabius et Delors demandait du temps. Entre les deux premiers partisans d'un choix radical, prônant la sortie du SME assortie d’une relance par la consommation et le recours aux commandes publiques, et le dernier nommé tout à fait contre cette éventualité.
Au final, après avoir passé près de 9 mois à soupeser sa décision, il opta pour une solution médiane : garder Mauroy (qui finira par quitter son poste l'été 1984 après la crise de l’école privée), ne pas décrocher le franc du SME (tout en le dévaluant avec l’aide des allemands qui consentirent à réévaluer légèrement le mark) et surtout opter pour l’austérité budgétaire.
L'intéressant, ici, est de savoir comment il parvint à prendre cette décision cruciale. Scindant ses principaux ministres et de ses plus proches conseillers en deux groupes, l'un composé des partisans de la relance de la consommation ainsi que la sortie du SME (Fabius, Bérégovoy, Charasse, Debray). Le second prêchant le contraire (Delors, Attali, Guigou, Bianco).
C’était la “méthode Mitterrand” : ne pas se laisser enfermer par une seule école de pensée. A cet effet, il leur demanda de lui fournir le maximum de notes économiques et monétaires pour nourrir sa réflexion et préparer sa prise de décision. 2 à 3 par jour (au total près de 700 notes ingurgitées ! pendant cette période qui va de juin 82 à mars 83).
Si bien qu'au fil des mois, le président français, réputé inculte en économie, est devenu un expert en la matière. L'équivalent en quelque sorte des experts économiques qui écument nos plateaux télés et radios, le côté péremptoire en moins et la modestie en plus.
De ce point de vue, Caïd Essebsi est moins chanceux, parce qu’on serait en peine d’imaginer que nos ministres, plutôt friands de relations publiques lorsqu’il s’agit d’inaugurer un café-restaurant, puissent lui fournir des notes à une telle cadence. On ne poussera pas davantage la boutade jusqu’à supposer des notes du même acabit…
Bref, vu la qualité et la profusion des expertises qui lui étaient transmises, au jour le jour, le dilemme devenait Cornélien pour Mitterrand. Tantôt, il était convaincu par les thèses de l'un des groupes favorable à l’orthodoxie économique et budgétaire. Tantôt, il était gagné par celles du groupe opposé défendant une politique de relance.
En dernier lieu, ce qui le fit basculer en faveur de l’austérité budgétaire assortie du maintien du franc dans le SME, était la confusion qui s'installait peu à peu dans l'esprit des partisans de la relance économique.
En effet, sous la pression des élections municipales à venir (mars 1983) et plus l'heure de la décision approchait, il s'aperçut que Bérégovoy et Fabius (ce qui n'empêchera pas de faire de celui-ci le plus jeune premier ministre de la Vème république l'année suivante) n'étaient pas si convaincus que ça par leurs thèses, et en tira la conclusion d'une certaine incohérence et fragilité de leur dogme économique qui s’articulait autour de la relance par des dépenses publiques.
Et qu’il valait donc mieux, s’en tenir à “changer de politique en changeant le moins possible de discours”.
Pour notre actuel président de la république, ce ne sont pas tout à fait les mêmes circonstances, mais le tempo est identique alors que la cause est inverse : l’impératif qui se présente consiste à changer de chef de gouvernement, parce qu'il n'y a pas eu de réformes.
Avec en toile de fond, le pénible constat de la béance d’un programme économique qui tarde à être établi, sinon inventé : donner une nouvelle impulsion à l'économie, relancer la croissance, restituer la confiance aux investisseurs tant tunisiens qu'étrangers, mettre fin à la détérioration des termes de l’échange et au creusement des déficits publics, etc.
Dans notre contexte de détérioration de la situation économique et sociale (délabrement tout à la fois du dinar, du commerce extérieur, de l’investissement, de l’emploi, de l’appareil productif et du marché intérieur) et au vu des récentes réunions et consultations à Carthage, sorte de mécanisme de réflexion collective emprunté à l’ancien président français, il sera peut être finalement question pour Béji Caïd Essebsi d’opérer le même choix, c’est à dire garder Essid et se borner à changer la plupart des hommes qui l’entourent dans son gouvernement.
En effet, s'il se rend compte que ceux qui sont invités à le rejoindre dans son initiative rechignent à franchir le Rubicon (Ugtt, Utica) ou demeureront pusillanimes à l'idée de partager la table du conseil des ministres en compagnie de ministres d’Ennahdha, l’éternel paria à leurs yeux.
Notamment, une certaine sphère autoproclamée "seule opposition" composée du Massar, Joumhouri, Chaab, Jabha.
Comment pourra-t-il s’y prendre dès lors ?
Creuser encore et encore la sempiternelle équation tandis que les difficultés affluent : oui à un gouvernement d'union nationale, mais avec quels hommes et pour quelle politique ?
Du reste, on peut encore imaginer que Caïd Essebsi, en vieux briscard de la politique, ait pris soin de disposer de deux fers au feu. C’est aussi, espérons le, le ressort des hommes d'Etat.
Mais sa marge de manœuvre est étroite et prendra inéluctablement le chemin de la formation d’un gouvernement de “grande coalition” composée de Nida (Machrou ?) et Ennahdha. L’UPL et Afek réduits à la portion congrue, faisant les frais d’une telle entente.
Avant d’être contraint, en dernier ressort, de provoquer des législatives anticipées…