Non, je ne vais pas parler du ministre ou de l’homme politique, non, cela n’a plus aucune espèce d’importance maintenant, c’est forcément dérisoire et quelque part embarrassant voire indécent.
Je vais vous parler de ce jeune homme que j’ai connu à l’Ecole Normale Supérieure de Tunis en 1979, époque où nous fîmes connaissance tous les deux avec la rigueur strictement normalienne et l’ambiance extrêmement chaude et houleuse des débats politiques et des assemblées générales.
Lui, le féru des mathématiques, restait à l’écart de ces batailles idéologiques féroces et préférait se consacrer à ses études, fuyant les tumultes fastidieux et les incidents ponctuels d’un microcosme politique universitaire qui lui semblait, lui, le bourgeois gentilhomme, totalement abscons, inintelligible et indéchiffrable.
Jeune homme discret, aimable, d’une gentillesse exquise, d’une candeur ahurissante, très bon chic bon genre, ayant reçu une éducation que j’estime sévère et rigide, il ne se sentait pas dans son élément dans cette Ecole Normale Supérieure , à la notoriété certes consolidée , mais qui, aux lendemains des évènement tragiques du 26 Janvier 1978 et au moment où la crise politique s’accentuait en Tunisie s’était muée en lieu d’élaboration réfléchie, concertée d’une pensée politique radicale et révolutionnaire (marxiste et islamiste) opposée au régime de Bourguiba.
En 1980, les locaux de l’ENS furent transférés à Bizerte et nous dûmes nous résoudre à l’exil en ce sens que l’éloignement de Tunis nous contraignit à fréquenter le foyer universitaire, une forme de promiscuité qui avait affligé Slim Chaker, peu habitué aux familiarités qu’impose « cette vie commune indésirable » d’autant plus qu’elle le privait d’une intimité à laquelle il tenait beaucoup.
Le pensionnaire « malgré lui » ne supporta pas longtemps l’atmosphère par trop chaotique et viciée du foyer universitaire et préféra louer un studio à Bizerte (les nouveaux bâtiments de l’ENS étaient à Zarzouna) afin de bénéficier de ce confort et de ce bien-être rassurants dont il avait besoin.
Néanmoins, l’épisode bizertin allait progressivement le sortir de sa réserve coutumière, loin de sa famille et de ses amis, il se devait d’élargir son horizon social et de se fondre dans cette foule estudiantine bigarrée, politiquement complexe, socialement hétérogène et culturellement variée et hétéroclite !
Ce qu’il réussit avec panache grâce à sa grande disponibilité de néophyte intrigué par cette diversité, à sa politesse de bonhomme enthousiasmé par les bonnes manières et à une courtoisie inébranlable fruit de la bonne éducation qu’il avait reçue.
Il était d’un commerce agréable et se liait d’amitié facilement avec la plupart des normaliens en dépit de l’horreur qu’il éprouvait pour ces longs palabres politiques vindicatifs à l’égard de Bourguiba qu’il tenait en grande estime, mais, l’hostilité envers les destouriens était telle qu’il était obligé de dissimuler la répulsion qu’il ressentait à l’égard de ses camardes révolutionnaires.
Beaucoup de tact et de doigté ont fait que ce « léger défaut » ne lui fût pas préjudiciable à une époque où la houle antidestourienne emportait tout sur son passage.
Il sut avec une grande habileté esquiver « les sujets qui fâchent » de crainte de devenir la cible des quolibets des tovaritchs et de leur harcèlement incessant.
En 1983, nous obtînmes nos maitrises respectives, lui en Maths, moi, en littérature française, et depuis, je n’ai plus jamais eu l’occasion de le revoir.
Cependant, le souvenir que je garde de lui, indépendamment de nos divergences politiques et des critiques que j’ai adressées au ministre, ne peut être qu’excellent, l’ami d’antan était humainement remarquable, plein d’humilité, serviable, d’une gentillesse qui confine à la naïveté.
Ce n’est pas un hasard si son cœur a lâché alors qu’il participait à un marathon pour collecter des fonds à une association s’occupant de personnes affectées de cette maladie terrible qu’est le cancer, c’est la preuve qu’il avait du cœur !
C'est avec une profonde affliction que je présente mes sincères condoléances à la famille du défunt Slim Chaker et à ses ami(e)s normaliens, Allah yarhmou. Sa mort soudaine, subite, nous a endeuillés tous et toutes.