Qu’ils aient été subordonnés au pouvoir, ou enfermés dans leur tour d’ivoire ou interdits de parole ou pire incarcérés sous la dictature, nos intellectuels, hormis deux ou trois, ont tous succombé aux caprices des médias et au plaisir narcissique qu’éprouve le détenteur d’un quelconque savoir quand on lui tend un micro pour qu’il expose son opinion sur des faits dont parfois il ignore jusque l’existence.
Nous sommes passés d’un état de léthargie totale, de mièvrerie insupportable, de connivences inconsolables, d’une passivité réputée indulgente et couarde envers la dictature à un babillage souvent confus, incohérent, malin, truqué ou orienté vers des objectifs politiques et idéologiques camouflés par un verbiage populiste de nature à donner un certain crédit aux discours démagogiques d’intellectuels dont la fonction a été réduite à la portion congrue : servir d’instrument et de faire-valoir soit aux partis politiques soit aux lobbies économiques et financiers.
Hélas, nos intellectuels et universitaires rompus aux mauvais réflexes d’antan, au lieu de profiter de la liberté qui leur fut offerte par la révolution, ils la troquèrent contre de nouvelles allégeances dont certaines, fort suspectes, étaient conditionnées par leurs relations très étroites avec l’ancien régime.
Ainsi, ils s’inscrivirent dans des polémiques qui n’étaient pas les leurs, alimentèrent de faux débats propices aux querelles idéologiques et aux diatribes fantaisistes, accrurent la suspicion envers la révolution et amplifièrent le ressentiment envers celle-ci.
Les uns, par excès de zèle ou par défaut, devinrent bourguibistes malgré eux et s’engouffrèrent dans des apologies immondes, dignes des plus défroqués parmi les thuriféraires, alors qu’ils soutinrent indignement la dérive mafieuse de Ben Ali en échange de gratifications sonnantes et trébuchantes.
D’autres, dont le passé au service de la camarilla était un secret de polichinelle, se transformèrent en progressistes-modernistes et se découvrirent sur le tard des vertus marxistes et révolutionnaires qui incommoderaient les plus grands tartuffes de l’histoire humaine.
Les quelques intellectuels qui préservèrent un semblant de dignité et d’indépendance, furent soit snobés par les médias soit diabolisés et jetés en pâture à l’opinion publique, ce discrédit fut facilité par l’inconsistance et la versatilité de la vox populi : changeante, immature et incapable de discerner le bon grain de l’ivraie.
Autrefois, la réflexion critique et audacieuse était bannie du paysage médiatique tunisien, par ailleurs pauvre et soumis aux caprices du prince, les quelques voix courageuses mais isolées et velléitaires nous parvenaient de l’étranger ou de quelques cénacles clandestins tantôt durement réprimés tantôt approchés par le régime afin de les contraindre par le chantage ou par l’appât à déposer les armes, à abandonner le maquis et à rejoindre la cohorte des courtisans.
Les plus vulnérables ou les moins convaincus cédèrent à la convoitise et à la cupidité et leur conversion à l’imposture fut aussi rapide qu’indécente.
Ils eurent droit d’abord au pardon, ensuite à la reconnaissance d’un régime qui sut les récompenser d’une repentance inespérée et pourtant si précieuse pour le tyran et sa cour.
Ceux qui résistèrent à toutes les tentations, peu nombreux il faut l’avouer, virent leur carrière administrative ou universitaire écourtée, leur promotion reléguée aux oubliettes et endurèrent en permanence représailles et persécutions d’une dictature policière sans vergogne et immorale.
Aujourd’hui, alors que les radios et télévisions privées s’adonnent à une concurrence sans merci entre elles et que buzz, clashs et informations indiscrètes se multiplient comme les petits pains au détriment de la qualité, de l’objectivité et d’un traitement sérieux de l’information, nos intellectuels, sollicités pour intervenir sur tel ou tel sujet d’actualité, s’expriment avec la légèreté et la désinvolture de ceux qui inconscients ou trop conscients des enjeux politiques, culturels, économiques…se laissent aller à des prises de position partisanes, caractérisées par une crispation sur des thèmes dont ils ont fait leur fonds de commerce et qui révèlent leur mauvaise foi et leur adhésion à tel courant politique ou à tel courant idéologique.
Il va de soi, qu’un intellectuel est un citoyen comme un autre et qu’en l’occurrence, il est libre de s’investir dans tout projet politique ou philosophique qui trouve grâce à ses yeux, à condition qu’il n’agisse ni en mercenaire ni en fantassin et qu’il conserve rigueur et lucidité éminemment indispensables pour l’assurer de cette crédibilité si nécessaire à toute construction intellectuelle fondée sur la pertinence de l’argument et sa justesse.
Notre défi ou notre pari consiste à redéfinir la fonction de l’intellectuel dans le contexte houleux qui est le nôtre, à le soustraire à des clivages dont il ne doit être ni l’instigateur ni le ferment, à l’éloigner autant que faire se peut des comportements compromettants et équivoques de nature à l’asservir aux pouvoirs politiques et économiques et à le confiner au rôle peu honorable de marionnette, de propagandiste et de bouffon du roi.
Il est regrettable que des intellectuels honnêtes et fortement imprégnés de leurs connaissances se soient laissé berner par une notoriété cathodique imprévue pour sombrer dans une casuistique banale, trompeuse et délibérément provocatrice et vexante.
En s’exonérant du statut qui est le leur, ils ont autorisé, par vanité ou par calcul, des médiocres à les embourber dans la gadoue de l’insignifiance et du ridicule, à les entrainer dans le spectaculaire et dans le comique, dans le divertissement antipathique, laid et superficiel.
C’est navrant, qu’un Talbi, pour en citer un, ait été gadgétisé au point d’en faire, à cause de sa vieillesse et de sa sénescence, une soubrette manipulée par des analphabètes et des illettrés, en somme une espèce de buzz permanent utile à l’audimat et à d’autres fins non-avouées….Triste et lamentable !