La succession d’événements extrêmes imposant des défis collectifs, les crises économiques profondes imposant le changement d'habitudes de consommation et de dépenses, les guerres dévastatrices inspirant l'importance de la paix, etc., ont toujours été des conditions propices qui façonnent le regard de l’individu par rapport à son environnement et à soi-même, et accélèrent l’approfondissement de la conscience collective.
Là, les têtes les plus pensantes en ont déduit divers types de lois régissant l’évolution de cette conscience collective. En dehors des origines de ses lois, ce qui est commun entre sociétés est que la part de la population qui a priori maîtrise la compréhension de la réalité dans son essence est toujours réduite. C’est pour cela qu’on la trouve dans les domaines du savoir scientifique ou dans l’orbite du pouvoir.
L’antagonisme entre ces deux types d’élites persiste depuis la nuit des temps, puisque le premier est appelé à décrire la réalité comme telle et être le témoin oculaire du temps présent, alors que le second tend à récurer sa lecture pour son intérêt. Et puisque le premier ne change pas de conduite car soumis aux conditions de scientificité du discours, le second, exempt d’une telle contrainte, a toujours besoin de flexibilité lui permettant de s’adapter aux événements survenus. Ainsi, le discours politique incohérent dans le temps est aussi collectivement acceptable que le niveau de conscience collective est faible, que ses marges de manœuvres sont larges, que la survie politique est pressante et que l’Elite intellectuelle est en retrait.
Je me rappelle les années-collège, où des confrontations avec les forces de l’ordre dans l’entourage du Lycée Khaznadar ont débouché sur l’arrêt de certains camarades. Les revendications s’étaient alors switchées vers leur libération comme condition de retour aux salles de classe après deux mois de grève. Cependant, les revendications initiales (représentation de l’élève dans les conseils, certains barèmes au bac...), étaient annulées, comme c’était le sort de plusieurs manifestations estudiantines quand les ‘’BOP’’ investissaient la plateforme de la fac et faisaient des dégâts, sous le titre de ‘’la raison de l’État’’ et sa “légitimité de monopoliser la violence”… sans que les revendications initiales ne soient exhaussées.
Cette manipulation couteuse de la masse par les Politiques s’est perpétuée après le 14. La Tunisie en a vu presque de toutes les couleurs : légitimité de la rue, historique, constitutionnelle, consensuelle, de compétence, de rapports de force, juridique, genrée et j’en passe.
Ce qui est extraordinaire est que ces légitimités ne sont pas irréversibles. Il suffit d’en provoquer une et en préparer les conditions médiatiques et idéologiques pour qu’elle prenne place en évinçant les autres. Elle surgit à la lumière des intérêts politiques évènementiels pour justifier un état de fait, ou pour traiter les conséquences et non plus les sources du problème initial.
Ainsi, on est passé de la chute de l’ancien régime sur fond de “légitimité de la rue” pour réussir la transition vers la Démocratie en se référant à la “légitimité électorale”. Et puis, retour à la “légitimité de la rue’’, on a fait tomber l’équipe gouvernante en place pour la substituer par une autre selon la “légitimité consensuelle”.
Par la suite, une coalition politique entre les deux principaux partis politiques a géré le pays sans programme économique et social en substance, et sans aucune inclusion institutionnelle, ayant débouché sur l’émiettement du premier et l’échec du second. Entre temps, l’objectif de la démocratisation fut relégué au second plan et personne n’en parle, et ce au profit de la montée d’une “légitimité technique bas de gamme” justifiant le gel des salaires et l’arrêt du recrutement dans la fonction publique.
Et le carnaval des légitimités se poursuit pour s’accrocher à une rhétorique linguiciste distinguant soudainement entre ‘’légitimité’’ et ‘’légalité’’, frôlant le sophisme et profitant de la contreperformance économique et institutionnelle des partis politiques déjà diabolisés, pour en faire un point d’appui abrogeant toutes les autres légitimités comme si la ‘’méthode’’ avait eu le primat sur ‘’l’objet’’, et emprunter une ligne droite vers le changement de régime.
Cette légitimité/légalité, elle-même mystiquement justifiée, prend à l’évidence le dessus sur la question initiale, celle de la corruption et la contreperformance institutionnelle des acteurs politiques, mais aussi le processus de démocratisation tant acclamé depuis le début.
Dans ce contexte, le sentier d’évolution du pays risque d’osciller autour d’un perpétuel état de légitimités multiples dans un espace à géométrie variable, laissant filer des doigts l’essentiel.
Le débat !!!
Selon certains amis, il n’y a point de sortie du blocage actuel autre que le Débat. Effectivement, le Débat, ou mieux le Dialogue, dans son essence, devrait être conçu par les parties antagonistes pour abréger une phase d’ajustement pouvant être longue occasionnant ainsi des coûts, pour converger finalement et nécessairement vers un équilibre, traduisant généralement l’état des rapports de forces. Ceci est inspiré de la “ Théorie de la Grève” de Hicks. A cet effet, quelques remarques s’imposent.
(1) Pour que le Dialogue atteigne son objectif principal, à savoir la minimisation des coûts supportés par les deux antagonistes, il faudrait ;
(a) qu’il y ait un “contenu” intelligible et consistant autour duquel les pourparlers se déroulent,
(b) que les deux parties s’accordent sur un terrain d’entente de telle sorte que des compris soient mutuellement acceptés,
(c) qu’il y ait, au cas échéant, une tierce partie à la lumière de la main invisible de Smith, le marché des institutionnalistes, le Conseil des sages chez les Grecques, les chefs des tribus, etc.
(2) les Dialogues ne se font jamais dans l’espace public. Jadis, ce dernier n’a point été consacré au soutien de l’Etat, sauf occasionnellement quand ce dernier en est le commanditaire. Ainsi, les théâtres et les lieux de culte non-couverts grecques ou romains, les grandes places publiques où le Pape s’adresse aux fidèles, la Mecque et plus récemment les terrains de foot et les pistes aux athlètes… ces lieux, dont l’investissement sert de facteur de stabilisation et de reproduction sociétale, ont toujours eu l’approbation de l’État, qui est la force concentrée de la société, puisqu’il émane d’elle.
Quand ces espaces publics changent de vocation par ceux qui les squattent, menaçant les gouverneurs, ces derniers mettent en avant la “raison de l’Etat” et interviennent par la force pour les empêcher de ce faire.Le match de foot EST-Beja en 2009-10, la rébellion à la Mecque en 79 pendant le pèlerinage, Kasbah-2 et l’intervention musclée du gouvernement-Caïd Essebsi en 2012 pour “nettoyage”, le meeting des salafistes dans une mosquée à Kairouan en 2013, toutes les manifestations estudiantines et politiques -sans exception- de protestation en Tunisie sur la période 1911-1991, etc. C’est pour dire que les manifestations vraiment populaires sont conçues pour les protestations et non le soutien du gouvernement déjà en place et pas pour prêter allégeance inspirée à la limite de la phase prémoderne.
(3) Il semble que l’antagonisme est entre deux types de “légitimités” inconciliables, si les conditions dessus ne sont pas vérifiées. La première a plutôt investi dans la dégradation des conditions de reproduction sociale et la paupérisation de la population pour changer curieusement mais structurellement le régime politique.
Il a réussi à mobiliser les sensibilités idéologiques anti-Islam Politique, anti-Printemps Arabe et anti-État national comme le montrent les drapeaux de la Syrie et la présence d’étrangers africains d’aujourd’hui a la manif. Ce gap entre cause et effet, en perte de vitesse quant à son support international, a jusqu’alors été comblé par la rhétorique et la compassion, articulées autour d’un arbitrage en faveur d’un lendemain meilleur mais incertain, et aux dépens d’un présent certainement réfuté.
De l’autre côté, la légitimité électorale et institutionnelle semble gagner du terrain à l’échelle internationale plus qu’à celle locale. Elle préfère garantir une transition démocratique par des arrangements institutionnels certains pour relever les défis économiques et sociaux urgents, à un “saut dans le futur” avec des aboutissements incertains.
(4) Enfin, il paraît que l’appel au dialogue très tardif par les tenants à la fois du changement du régime politique, de la lutte contre la corruption et de l’éviction des partis politiques et aussi les réformes économiques -ce qui est impossible-, tendent à bâtir leur thèse sur la base de l’action de leurs antagonistes et adapter leurs revendications en fonction des décisions-surprises prises par Kaïs Saied. C’est pour cela que leur appel au dialogue semble une manière d’institutionnaliser les termes d’un agenda politique -peut-être idéologique- jusqu’ici non identifié.