Pour Marx, la bureaucratie incarne un ''parasite'' au sein de l'État capitaliste, instrumentalisé pour perpétuer la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Elle fonctionne comme un mécanisme de contrôle de classe, imposant des lois et des politiques favorables aux capitalistes tout en exploitant les travailleurs sans générer de valeur ajoutée.
Les bureaucrates, déconnectés des processus productifs, constituent une élite aliénée qui renforce son pouvoir autonome, souvent au détriment des intérêts des travailleurs. Marx condamne ainsi leur rôle dans la perpétuation de l'oppression systémique – via la police, l'armée ou la fiscalité – ainsi que leur capacité à devenir autonomes, échappant ainsi au contrôle démocratique. En ce sens, selon lui, la bureaucratie représente un obstacle structurel à l'égalité et à l'émancipation des travailleurs.
Revenons au cas tunisien pour éclairer quelques arguments récents sur la dynamique de positionnement/repositionnement entre Kaïs Saied et l'administration, sur fond de l'approche de Marx (puisqu'il est cité dans ces arguments)
D'abord, dans les sociétés périphériques (au sens de Samir Amin) et dépendantes (au sens de Dani Rodrik) des impératifs du capital international, les structures de pouvoir (politiques, administratives, sociétales, etc.) demeurent hybrides et fragmentées, en raison notamment d'un déficit technologique qui incarne en dernière instance la modernité.
Ensuite, depuis 1956, les relations entre l'État tunisien – y compris son extension administrative – et la population sont marquées par des tensions récurrentes. J'ai d'ailleurs observé un événement majeur secouant l'État tous les cinq ans en moyenne jusqu'en 2011, un rythme exceptionnel comparé aux autres pays de la région.
Par ailleurs, au fil des décennies, l'Administration tunisienne s'est progressivement imposée comme une entité relativement autonome, agissant comme un groupe de pression défendant ses propres intérêts et fonctionnant comme un ''État profond'' – et disposant d'une certaine flexibilité – sans pour autant remettre ouvertement en cause les limites formelles du pouvoir étatique.
Après 2011, elle a résisté aux transformations politiques et ne s'est pas ouvertement impliquée dans le changement revendiqué par la population. Au contraire, s'appuyant sur son influence historique et ses réseaux d'intérêts consolidés depuis 56, elle a promu, par le biais des médias, l'idée que ''l'eau et l'électricité n'ont pas été coupées, et que le lait, l'huile et le pain sont restés disponibles'', ce qui fait de l'administration une compétence remarquable !
À cet égard, l'approche de l'école historique allemande (Veblen, Schumpeter, mais aussi Schultz et Akerman), offrant un cadre d'analyse structurel, pourrait enrichir l'étude de la période 2011-2025. Et je crois qu'il s'agit - jusqu'à présent- du meilleur cadre d'analyse pour la période post-2011, permettant de dépasser les outils d'analyse devenus très populaires et qui ont joué un rôle important dans :
(1) la reproduction de la réalité telle qu'elle est et
(2) l'aplatissement de la conscience collective, en répétant les mêmes arguments malgré la dynamique croissante de la vie sociale et économique du pays.
Enfin, affirmer que « Kaïs Saied a mal géré sa position au sein de l'administration » est une affirmation incomplète et d'une portée analytique très limitée, sans intégrer les Triptyque officiel État-Administration-Capital.
En réalité, analyser les relations de pouvoir entre l'exécutif et l'administration, en ignorant l'influence des groupes de pression rentiers, est une approche réductrice. En effet, la captation des rentes – et par extension, l'État – implique nécessairement l'Administration, qui en tire profit :protection institutionnelle et accès à une partie de cette rente. La première est garantie par le contrôle des règles administratives, la seconde résulte de compromis avec le capital, et se présente comme une prime de risque face à un éventuel contrôle a posteriori (Tollison).
Par ailleurs, la confrontation entre l'État et les acteurs rentiers (le capital) constitue un défi existentiel. La moindre faille dans son action contre le capital menacerait de l'effondrement du système. A l'inverse, la recherche de rente requiert une collusion avec l'État et son Administration, sans laquelle le taux de rendement (le taux de profit, pour citer Marx) chuterait en dessous du seuil de reproduction du capital, précipitant ainsi une crise systémique.
Cette dialectique éclaire les tensions tunisiennes, où l'équilibre entre légitimité politique, autonomie administrative et pression du capital demeure un défi insoluble sans réforme structurelle.