Faudrait-il d’abord rappeler que depuis mi-mars 2023, les pressions inflationnistes mondiales ont amorcé une tendance à la baisse, sous l’effet de plusieurs facteurs tels que :
(1) l’allègement des goulots d’étranglement dans les chaînes de valeur,
(2) le resserrement monétaire opéré plus tôt par la Fed et la BCE, ainsi que
(3) la stabilisation des prix des matières premières. Cette dynamique a poussé de nombreuses banques centrales à adopter progressivement un assouplissement monétaire, ajusté en fonction des spécificités régionales, afin de soutenir la croissance (ou éviter la récession) et faciliter l’accès au financement.
Pourtant, le dernier rapport de la Banque Centrale de Tunisie (BCT) met en lumière une contradiction notable : comment justifier une réduction du taux directeur tout en maintenant l’alerte sur des risques inflationnistes ? Ce paradoxe renvoie au "dilemme de cohérence de la politique monétaire", un concept fondé sur les travaux de Tinbergen sur l’adéquation objectifs-instruments, enrichi par les critiques de Kydland et Prescott sur l’incohérence temporelle des politiques discrétionnaires, et actualisé par le trilemme monétaire d’Obstfeld et Taylor.
En Tunisie, ce dilemme découle d’une incapacité persistante, depuis 2012, à reconstituer une boîte à outils monétaire complète, que j’ai préalablement annoncée par "la nécessité de récupérer l’instrument monétaire" de la BCT. Trois décisions clés ont en effet verrouillé cette situation à savoir :
(1) l’adoption précipitée en 2012 d’un régime de change plus flexible alors que la croissance était à au creux du cycle,
(2) la réduction historique du taux de réserve obligatoire (de 15 % à 2~5 % selon le cas), et
(3) la contraction simultanée d’autres agrégats monétaires sans compensation par des instruments alternatifs.
La récente baisse de 50 points du taux directeur s’inscrit dans ce cercle vicieux et soulève plusieurs questions majeures telles que,
1. Cible d’inflation et rigueur méthodologique : une approche discutable ?
Quelle cible d’inflation a guidé cette décision alors que la BCT applique une approche discrétionnaire ? Si elle repose sur une projection univariée, cette méthodologie simpliste ignore les interactions entre politique monétaire, dynamique budgétaire (avec une dette publique dépassant 80 % du PIB) et comportements des agents économiques. À l’inverse, un modèle d’équilibre général dynamique supposerait une formalisation claire des canaux de transmission, notamment :
- L’effet du taux directeur sur le crédit aux PME, qui représente seulement 3 % du PIB en Tunisie contre 15 % dans des économies émergentes comparables.
- L’impact du taux de change flexible – mais administré – sur l’inflation importée, sachant que 40 % du panier de consommation dépend des importations.
Par ailleurs, l’absence de référence explicite à une règle de Taylor, couramment utilisée comme benchmark bien qu’inadaptée aux économies sans coordination budgétaire et monétaire, pose question. Si une telle coordination existe, sur quelles projections de solde primaire (déficitaire depuis 2010) repose-t-elle ?
2. Taux de rémunération de l’épargne : un pari keynésien risqué
La baisse du taux de rémunération de l’épargne repose sur l’hypothèse – discutable – selon laquelle la demande de monnaie serait très élastique aux taux d’intérêt. Or, dans un contexte où les préférences temporelles sont orientées vers le présent (avec un taux d’épargne des ménages à seulement 7,13 % en 2023 contre 25 % en moyenne dans les pays émergents), cette mesure risque de :
- Stimuler la consommation courante et contrebalancer la tendance baissière des pressions inflationnistes; et,
- Accélérer la dépréciation du dinar par le biais d’importations croissantes.
3. Le dilemme des réserves de change : un enjeu sous-jacent
Une justification implicite de la baisse du taux directeur pourrait être liée à la gestion des réserves de change, qui ne couvrent que quelques mois d’importations. En théorie, un taux plus bas pourrait décourager la thésaurisation en devises, qui représente environ 20 % des dépôts bancaires. Cependant, cet effet reste conditionné à la crédibilité du cadre monétaire, fragilisé par un passif extérieur atteignant 185 % des exportations.
4. Un taux directeur à 7,5 % : un optimum illusoire ?
Le maintien du taux directeur à 7,5 % est-il cohérent avec les objectifs affichés ? Une comparaison avec le taux d’intérêt naturel, (estimé à 4,5 % par le FMI en 2022), laisse entrevoir un biais restrictif. Pourtant, un output gap de -3,2 % en 2023 plaiderait en faveur d’un assouplissement plus marqué. Cette contradiction illustre le cœur du dilemme, à savoir en l’absence d’instruments complémentaires (contrôle du crédit, politique macroprudentielle effectivement active), le taux directeur seul ne peut assurer l’équilibre entre des objectifs souvent conflictuels.
Ainsi, la politique monétaire actuelle semble évoluer dans un cadre limité, oscillant entre des impératifs de stabilité et des contraintes structurelles profondes. Une refonte des instruments et une meilleure articulation entre objectifs budgétaires et monétaires apparaissent comme des prérequis incontournables pour une gestion plus cohérente et efficace.