Il est difficile de saisir les raisons qui pourraient justifier une satisfaction - chez-certains- face à la suspension des activités de Bolt, accompagnée du gel de ses avoirs bancaires, et de poursuites judiciaires liées à des allégations de malversations. Cette décision contraste paradoxalement avec la piètre qualité des services de taxis traditionnels :véhicules insalubres, conduite hasardeuse, tenue négligée des chauffeurs, odeurs persistantes de tabac, équipements défectueux (portières mal ajustées, vitres fissurées) et une disponibilité erratique, surtout en heures de pointe.
Mais au-delà de cette simple décision qui n’améliore certes pas le bien-être des utilisateurs - si différenciés soient-ils, deux points sont essentiels :
(1) L’implantation de Bolt - avec les conditions minima - dans le pays représentait une opportunité de stimuler la concurrence dans le secteur du transport personnalisé. Cela aurait amélioré la qualité du service, favorisé les chauffeurs les plus rigoureux et éliminé les acteurs défaillants.
(2) Si une intervention des autorités était nécessaire, elle aurait dû viser à réglementer le secteur dans une vision globale de politique sectorielle mais plus précisément industrielle.
Mais avant cela, il aurait peut-être fallu commencer par une reproduction fonctionnelle du paysage du transport personnalisé (taxis, bus, louages…) afin de réaliser que cette affaire relevait davantage d’un réel enjeu national, plutôt qu’une simple décision judiciaire.
Un secteur des transports en crise. Tout d’abord, l’infrastructure routière est vieillissante, inégale et souffre d’un manque d’entretien. À Tunis, le métro léger et les bus de TRANSTU accusent un retard manifeste en termes de modernisation (matériel obsolète, retards fréquents, surcharge aux heures de pointe). Dans les régions rurales, le manque de routes pavées et de liaisons fiables isole les populations. De plus, les infrastructures (ponts, gares routières) se détériorent faute d’entretien, comme en témoignent les accidents récurrents sur des axes clés.
Ensuite, le secteur informel domine le système de transport :des louages (minibus interurbains) et taxis non officiels comblent les lacunes du réseau formel, mais opèrent sans régulation stricte, avec des risques en matière de sécurité et des tarifs fluctuants (taxis de l’aéroport...). Cette concurrence anarchique entrave la planification d’un système intégré, tout en restant indispensable pour des millions de Tunisiens.
Voilà, à mon sens, les principaux défis du transport urbain en Tunisie, sans parler des problèmes structurels tels que le manque d’investissement public, le déficit chronique des sociétés de transport, les subventions mal ciblées des carburants, les coûts d’exploitation élevés, l’insécurité routière et précarité des conditions de travail.
Enfin, l’impact environnemental est désastreux(la flotte de véhicules est obsolète et polluante). On se souvient notamment de l’achat controversé de bus d’occasion auprès d’une firme française en 2016, sous l’égide du ministre des Transports de l’époque dont l’objectif annoncé était que « Les tunisiens devraient sentir une amélioration de leur bien-être ! »
Par ailleurs, la gouvernance fragmentée (Ministères impliqués dont Transport, Intérieur, Équipement, et Municipalités…) rendrait difficile toute stratégie cohérente et ouvre la voie au clientélisme et à la corruption. De nombreux projets de modernisation sont en effet restés inachevés, alimentant la défiance des citoyens.
Certes, ces défis ne seront pas surmontés à court terme, mais ils persisteront tant que l’action publique tardera à se mettre à contribution. Il est pourtant essentiel de rappeler que, de tout temps, le secteur du transport a été un pilier du développement économique et de l’équité sociale. Il génère des externalités positives, améliore la productivité (Alfred Marshall, Rosenstein-Rodan), stimule la croissance (Romer, Lucas) et réduit les inégalités en connectant les zones rurales aux villes, facilitant ainsi l’accès aux opportunités (emplois, éducation), comme l’a souligné Amartya Sen.
Dès les années 1930, Pigou – de son côté - démontrait qu’il est possible de réduire les externalités négatives et d’optimiser les ressources en internalisant les coûts via la taxation des carburants et les subventions aux transports collectifs.
Cette affaire Bolt soulève dès lors des questions. Ne traduit-elle pas des pressions de groupes d’intérêt attachés au statu quo ? Ces derniers auraient-ils perçu Bolt comme une menace à leurs privilèges, dans un secteur où l’opacité règne en maître ? À défaut, force est de constater que la politique publique sous-estime la portée stratégique des transports, malgré leur rôle clé dans la réduction des inégalités et la relance économique.
Dans un contexte de finances publiques exsangues, l’arbitrage entre équilibre budgétaire et investissements structurants relève du casse-tête. Reste que, sans vision associant régulation rigoureuse, innovation et inclusion, le secteur continuera de freiner le développement tunisien – au détriment de tous!