Rumeurs, émotions et désinformation : anatomie d’un phénomène viral:

Un fait est que les élites tunisiennes (politiques, économiques, intellectuelles, religieuses ou militantes en société civile) échouent à relever les défis de la transition, non seulement à cause de leurs limites connues, mais aussi à cause d’un autre facteur - je crois- clé à savoir l’illusion autour de la ''qualité de l’individu tunisien'', présenté comme éduqué et conscient. Cette idée est méthodologiquement erronée. En fait, certains de ces ''talents'' sont soit invisibles dans la réalité locale (car partis à l’étranger), soit marqués par des contradictions permanentes entre leurs paroles, leurs actes et leurs positions, que ce soit sur des sujets publics (internationaux ou locaux) ou dans leurs relations personnelles et professionnelles. Je prends pour exemple la facilité avec laquelle des rumeurs ont été propagées, depuis 2010, contre des personnalités publiques ou des individus dans leur sphère privée.

Sans entrer dans les détails, je souligne surtout la dimension psychologique de ces comportements, qui révèle un décalage profond entre l’image que la société projette d’elle-même et la réalité de ses dynamiques internes.

En me référant à Kahneman (que j’ai préalablement cité), les facteurs psychosociologiques qui nous rendent vulnérables aux rumeurs s’articulent autour de plusieurs dimensions :

(1) Les biais cognitifs, tels que la tendance à privilégier les informations confirmant nos croyances (biais de confirmation) ou à accorder du crédit à une information simplement parce qu’on l’a souvent entendue (effet de simple exposition). Ces mécanismes nous poussent à adhérer plus facilement aux rumeurs :

(I) En période de stress ou d’incertitude (crises, angoisses), les émotions prennent le dessus. Les rumeurs deviennent alors un moyen de ‘‘donner du sens’‘ à ce qui nous échappe.

(II) Elles répondent aussi à un besoin de contrôle. En comblant les vides informationnels, elles nous donnent l’illusion de maîtriser une situation confuse. Ce levier semble avoir été largement mobilisé par certains médias en Tunisie depuis 2011.

(2) Les dynamiques collectives jouent également un rôle clé :

(I) Les réseaux sociaux – amis, collègues, communautés en ligne – fonctionnent comme de véritables ‘‘ autoroutes’‘ à rumeurs. Plus les connexions entre individus sont diversifiées (notamment les liens faibles avec des connaissances éloignées), plus les fausses informations circulent rapidement.

(II) Les rumeurs renforcent aussi l’identité de groupe : en stigmatisant les ‘‘ autres’‘ ou en valorisant des normes partagées, elles soudent les membres d’une communauté autour d’un récit commun (théorie de l’identité sociale).

Lorsque les institutions (gouvernements, médias) perdent en crédibilité, les individus se tournent vers des sources informelles… où les rumeurs prospèrent.

(3) L’effet boule de neige, résultat de l’interaction entre comportements individuels et dynamiques collectives :

(I) Par peur du rejet social, on adopte des croyances simplement parce que les autres y adhèrent (cascades informationnelles).

(II) Les rumeurs deviennent alors des récits partagés, exprimant les peurs ou les valeurs d’un groupe (par exemple, les théories du complot liées à des crises sanitaires).

(III) Sur Internet, les algorithmes des réseaux sociaux amplifient le phénomène : ils mettent en avant les contenus suscitant de fortes réactions, mêlant émotions personnelles et viralité massive.

Mais au-delà des questions collectives (politiques, sportives, culturelles…) prise pour des niches de rumeurs, dans notre quotidien certaines personnes jouent parfois le rôle de relais des rumeurs. Elles peinent à distinguer une information ‘‘ neutre’‘ ou factuelle (exempte d’émotion, de commentaire ou de jugement de valeur – rare en temps de crise) d’une information ‘‘ tronquée’‘ ou manipulée. Ce type de confusion reflète un style de communication propre aux contextes de crise, ou à des profils psychologiques spécifiques (manipulateurs, personnes peu éduquées ou souffrant de troubles obsessionnels). Même de bonne foi, ces individus transgressent parfois les normes morales en occasionnant des dégâts, par leur diffusion d’informations biaisées qui discréditent autrui, surtout lorsque leur interlocuteur est lui-même avide d’informations ou animé de compassion.

Bref, les rumeurs naissent – entre autres – de nos vulnérabilités psychologiques (biais cognitifs, besoin de contrôle) et se nourrissent des dynamiques sociales (méfiance envers les institutions, besoin de cohésion de groupe). Amplifiées par les réseaux sociaux et les comportements mimétiques, elles deviennent de véritables récits collectifs.

Enfin, la transparence comme valeur sociale, l’éducation aux biais cognitifs et une régulation publique proactive apparaitraient comme des pistes prometteuses.

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