La naissance de la philosophie en Grèce ancienne est un événement qui, comme nous avons eu l’occasion de le souligner sur ces colonnes, marque le refus de la pensée de s’en tenir au mythe pour apporter des réponses aux questions fondamentales sur l’origine. Ce qui, d’ailleurs, va entraîner tout un travail d’identification de la question.
Cela signifie que le passage de la pensée mythique à la pensée philosophique à partir de Thalès et Anaximandre n’est pas tant le passage d’un type de réponse à une autre que le passage d’une forme de questionnement à une autre. Et c’est parce que le questionnement change que l’ancienne réponse n’est plus de mise : qu’il faut donc la réinventer…
Le questionnement philosophique, de fait, introduit le jeu dialectique. La possibilité, par conséquent, de ne pas adhérer à une vérité, de lui refuser son assentiment. De ne dire «oui» qu’après avoir éprouvé son pouvoir de dire «non». Mais on voit cependant que Platon lui-même, qui éconduit les poètes de sa République, en tant que faiseurs de mythes, ne rompt pas complètement avec cette forme archaïque de la pensée. C’est la raison pour laquelle on trouve dans son œuvre un certain nombre de «mythes», comme le mythe de la Caverne, le mythe d’Er, le mythe du Phédon sur la destinée des âmes…
On considérera à juste titre que cette façon qu’il a de «recycler» le mythe dans ses dialogues relève davantage du procédé rhétorique et pédagogique qu’autre chose : le mythe en tant que puissance de vérité est bel et bien destitué. En cela, c’est vrai, Platon se conduit en philosophe, qui mène à son terme l’insurrection de la pensée contre l’hégémonie du poétique dans la pensée mythique…
Mais cette explication ne nous satisfait qu’à moitié. En plus d’un endroit, le maître Socrate est présenté comme accordant son crédit aux récits de la mythologie. Dans le Phèdre, Dialogue sur le Beau, Platon nous livre un passage qui est sans doute l’un des plus précieux pour connaître le personnage de Socrate. A la question du jeune Phèdre qui lui demande, à propos de la fable de l’enlèvement de la princesse Orithye par le dieu Borée, s’il croit «qu’elle est vraie», le vieux sage répond qu’il s’en rapporte ici à la tradition, qu’il y trouve davantage son bonheur qu’à essayer de rendre ces récits vraisemblables, c’est-à-dire conformes aux esprits de ceux qu’il appelle les «doctes» : «Peut-être suis-je une bête plus étrangement diverse et plus fumante d’orgueil que n’est Typhon !», conclut-il, pointant par là la vanité d’un savoir qui croit percer le mystère des mythes sans se soucier de l’énigme que constitue pour sa part l’être qui prétend le détenir… Une remarque qui n’a rien perdu de sa pertinence, aujourd’hui.
Toute l’ambivalence platonicienne autour de la question du mythe nous semble tenir dans cet espace qui est celui de la fidélité au maître. Or elle est symptomatique de l’idée chez le disciple que, oui, il y a bien une dette de la philosophie envers la pensée mythique, envers la poésie…
Mais tout se passe pour Platon comme s’il fallait passer outre et trancher dans le vif. Car quelque chose a changé. Socrate est mort, condamné par Athènes qui, dans sa défiance à l’égard de la philosophie, se laisse ensorceler par la sophistique. La sophistique aussi «recycle» la poésie, mais pour la mettre au service d’un discours qui use de logique de façon spécieuse, qui joue le vraisemblable contre le vrai, qui pousse la perversité au point d’honorer le faux comme s’il avait la dignité du vrai. Ce faisant, elle se donne le moyen de faire passer le plus sage des hommes pour le plus dangereux à l’égard de la jeunesse et de la religion du pays… Voilà ce qui a changé et qui dicte une décision.
Le recyclage de la poésie par la pensée des mauvais philosophes que sont les sophistes marque le passage de la poésie vers la rhétorique, vers l’éloquence. La poésie, bien sûr, n’est pas étrangère à l’art de bien parler : elle en est l’âme. Mais cet art peut lui devenir étranger lorsqu’il s’abandonne à la séduction des effets de style et qu’il cesse de se nourrir à sa sève. Il devient alors une technique pour dominer les esprits. Une technique qui asservit la poésie pour les besoins de ses ambitions et de ses stratagèmes… Alors il n’est plus question pour le philosophe de la ménager, d’y trouver son bonheur comme disait Socrate à Phèdre : il faut l’éconduire.
De fait, l’orateur porte la langue, non pas comme on porte son visage — c’est le privilège du poète authentique — mais comme on porte un vêtement d’apparat.
Depuis Platon, nous n’aurons pas à échapper à ce danger d’une chute de la poésie dans la rhétorique: chute qui est à la fois détournement de sa vocation, avilissement et occultation de ses vrais pouvoirs. C’est à la condition que soit accompli pleinement le travail de réhabilitation de la poésie que peut enfin commencer le dialogue entre pensée mythique et pensée dialectique, de telle sorte que la pensée de l’homme ne soit plus condamnée à une irrésistible dérive du questionnement, qui rétrécit les limites du monde à l’horizon des perceptions, mais qu’elle renoue avec la merveille de l’étonnement.