Platon clôt sa République par un mythe : le mythe d’Er le Pamphylien. C’est l’histoire d’un guerrier, mort au combat, dont on ramène le corps chez lui pour des funérailles et qui se réveille, 12 jours après sa mort. Il raconte alors ce qu’il a vu, conformément au vœu des dieux qui voulaient qu’il fût un messager pour les hommes de ce qui se passe dans l’au-delà.
Que raconte-t-il ? Que son âme, «aussitôt sortie de lui», s’est mise en marche avec «quantité d’autres», jusqu’à arriver en un lieu étrange où se trouvaient deux ouvertures en direction du ciel et deux autres en direction des profondeurs de la terre.
Correspondant à chacune des directions, il y avait une ouverture pour ceux qui partaient et une autre pour ceux qui revenaient, selon une conception cyclique de la vie : de même que l’âme va de la vie à la mort, elle s’en revient aussi de la mort à la vie, après avoir passé un long séjour – mille ans, précise le mythe – dans l’au-delà. Avec cette exception, néanmoins, que pour les tyrans qui ont commis de grands crimes et d’horribles «sacrilèges», à l’instar d’Ardiée le Grand, la sortie des enfers, du Tartare, est perpétuellement empêchée…
Mais, s’agissant de celles qui, venant de quitter leur corps, compagnon terrestre, et qui arrivent en ce lieu que le récit présente comme une «prairie», ce qui décide de la direction qu’elles doivent prendre, c’est l’arrêt des juges siégeant là : «Ils commandent aux justes de prendre la route de droite, celle qui monte et traverse le ciel (…); aux injustes de prendre la route de gauche, celle qui descend…»
La justice post-mortem ne s’arrête pas là car, une fois l’âme parvenue au lieu qui lui est destiné selon qu’elle fut juste ou injuste, il lui reste encore à recevoir une rétribution pour chacun de ses actes, au décuple : peine s’il s’agit d’injustice, récompense s’il s’agit de bonnes actions.
Le récit se poursuit pour évoquer de quelle façon chaque âme revenue de l’au-delà choisit ensuite la prochaine vie terrestre qu’elle veut se donner et se voit ainsi fixer par la Nécessité le «Daïmon» qui déterminera son genre de vie…
Mais, d’ores et déjà, quelques remarques se pressent dans notre esprit.
Premièrement, quelle importance pouvait avoir chez les anciens Grecs cette conception d’une justice après la mort, que d’aucuns pourraient croire être le privilège des religions monothéistes ? Les historiens des idées rapprochent ces conceptions de certains milieux particuliers : les Pythagoriciens et les cercles orphiques, qui vivaient en communautés plus ou moins isolées du reste de la société…
Mais ces sociétés secrètes peuvent avoir elles-mêmes puisé dans un fond de croyances plus commun… D’autre part, quels sont les fondements à partir desquels telle vie, dans son ensemble, est jugée «juste» et telle autre «injuste» ? Et la même question se pose concernant les actes pris un à un ? Par référence à quelle justice les arrêts sont-ils rendus ? Enfin, qui sont ces juges face auxquels se joue le destin de l’homme et y aurait-il moyen pour l’homme de défendre sa cause devant eux ?
Mais on se souvient en même temps que l’usage du mythe, chez Platon, correspond déjà à une forme d’action politique : une façon, donc, d’instaurer de l’ordre dans la vie commune des hommes en mettant l’imagination à contribution. Ce qui signifie qu’on ne saurait attribuer à Platon l’idée que ce que raconte le mythe soit vrai, indépendamment de l’utilité que ce dernier peut avoir.
Mais il est clair que nous sommes ici en présence d’une nouvelle approche de la nature de l’âme, en tant qu’elle est sujet d’actes, justes ou injustes, dont elle est comptable, par des châtiments ou des gratifications.
La justice divine après la mort amène à quitter l’idée d’une âme «forme accomplie d’un corps organisé», selon la formule d’Aristote, pour nous transporter vers la conception d’une âme qui aurait à répondre de ses actes dans une procédure judiciaire englobant l’ensemble de sa conduite et de ses agissements.
Or, cette représentation des choses nous est beaucoup plus familière dans les religions abrahamiques. Le Coran est chargé d’allusions à ce thème et les philosophes qui, s’appuyant sur la philosophie grecque, et aristotélicienne en particulier, ont osé toucher au dogme d’une âme indissolublement individuelle, susceptible à ce titre d’être jugée pour ses actions particulières après la mort, ces philosophes l’ont souvent payé cher.
On connaît la charge qu’a réservée Abou Hamid el-Ghazali dans son tahafut al-falasifa à Farabi et, surtout, Avicenne… Averroës, qui lui est postérieur, subira des attaques analogues de la part des théologiens musulmans mais aussi en provenance de certaines figures de l’Eglise, dont la plus éminente est celle de saint Thomas d’Aquin.
Il n’y a guère de désaccord entre les trois religions monothéistes au sujet de l’existence d’une justice pour l’âme qui ne s’arrête pas à l’horizon de la vie terrestre. Dieu «rend à l’homme selon ses œuvres», dit le livre de Job. La sentence est reprise dans le Nouveau Testament.
Ainsi dans l’Epitre aux Corinthiens : «Car il nous faut tous comparaître devant le tribunal de Christ, afin que chacun reçoive selon le bien ou le mal qu’il aura fait étant dans son corps». C’est le thème, central dans le Coran, du jour du jugement : yawm oud-dîn !
Ici, nous savons qui est le juge : c’est Dieu lui-même. Nous savons aussi que, de la justice à l’injustice, il y a un manquement au devoir d’obéir à Dieu : là une soumission et, ici, au contraire, une révolte contre l’autorité de Sa parole – le détail de cette parole étant finalement assez secondaire.
De sorte qu’émerge une nouvelle conception de l’âme, qu’on pourrait formuler de la façon suivante : l’âme est cette chose en moi qui, en tant que justiciable, sera le vis-à-vis de Dieu lors du Jugement pour répondre de mes actes. Ses représentations au cours de mon existence terrestre sont, pour ainsi dire, ses préfigurations.
La façon dont je rends compte de mes actes ici-bas représente une manière de sortir du marbre la statue de mon âme par autant de coups de ciseau dont la précision se fait de plus en plus grande. C’est affaire d’expérience, la précision, mais c’est aussi, et davantage encore, l’imminence d’une rencontre décisive qui donne à la révélation de mon âme dans sa vérité toute son urgence.
Contre le paradigme grec d’une âme qui s’unit aux dieux pour affirmer la vocation de l’homme en tant que partenaire dans la consécration d’un ordre divin dans le monde, la logique de la justice ramène l’homme à son humanité et à son modeste devoir de répondre de ses actes…
Ce qui offre l’assise d’une individualité fondamentale et irréductible de l’âme singulière, dont le cogito est le suivant : je suis justiciable, donc je suis ! Et ce que je suis, mon âme, c’est ce qui se tient face à Dieu, qui soutient son regard… ou qui voudrait s’y dérober sans y parvenir.
Nous verrons cependant de quelle façon, à partir de cette monade insoluble qui se révèle face au regard divin et face à son exigence de justice, un autre visage de l’âme peut se faire jour… Car cette justice rendue à Dieu est aussi ce par quoi Dieu fait justice à l’homme des injustices qu’il a subies et que Dieu a prises pour lui, ou à son compte !
Or faire justice à l’homme des injustices qu’il a subies en tant que victime, c’est déjà un acte d’amour. Acte qui demeure, qui ne cesse pas, même au moment où il s’agit d’exiger de l’âme qu’elle réponde de ses actes dans la position de l’accusée…
Au fond de la justice divine, il y a l’amour de Dieu : et ce n’est pas moins terrible ! Ce qu’est l’âme en son essence n’est pas étranger à cette épreuve… Elle en tire son souffle !