«Il est en effet, à mon avis, plein de bon sens, ce mot d’Homère : Quand deux hommes marchent ensemble, si ce n’est l’un, c’est l’autre qui, à sa place, aura compris…; car nous autres hommes, nous nous tirons en quelque façon mieux d’affaire quand nous sommes ensemble, par rapport à tout ouvrage sans exception, par rapport à toute théorie, à toute pensée…» (348-c) C’est par ces mots que Socrate tente de persuader Protagoras, dans le dialogue du même nom, de la nécessité qu’ils unissent leurs efforts pour venir à bout de la difficulté relative à la question qu’ils se sont proposé d’élucider : la vertu est-elle une ou n’est-elle que l’agrégat de ses parties, à savoir la prudence, la sagesse, le courage, la justice, la piété, etc. ?
Les connaisseurs du personnage de Socrate parmi les hellénistes nous apprennent que le philosophe athénien, tout en menant le combat contre les sophistes, était capable d’user comme eux de ruse en matière de persuasion. Et le lecteur du dialogue en question, parvenu à ce point où se situe le passage cité, est très tenté de mettre cette parole sur le compte de l’aptitude de Socrate à l’artifice, à la manœuvre rhétorique pour déjouer une réticence ou, en l’occurrence, pour attirer un adversaire sur son terrain de prédilection, celui de l’échange par questions-réponses…
Ce lecteur n’aurait pas tort. Mais il aurait tort, en revanche, de ne voir dans ce passage que cela. Il aurait d’autant plus tort que, dans cette parole prononcée incidemment, se trouve peut-être cachée la clé de sa philosophie. Que dit cette phrase ? Elle dit que «nous autres hommes, nous nous tirons en quelque façon mieux d’affaire quand nous sommes ensemble». Et cela «par rapport à tout ouvrage», et en particulier «par rapport à toute pensée»…
Le travail de la pensée, pour lequel la Grèce ancienne inaugure un métier particulier, un art propre, est un travail périlleux. A vrai dire, le danger auquel il expose le penseur est un danger qui ne le concerne pas lui seulement : le risque concerne la communauté tout entière. Ce danger, c’est celui du nihilisme. Et les sophistes illustrent justement ce danger en affirmant qu’il n’y a pas de vérité : il n’y a, dit Protagoras, que des vérités relatives: «A chacun sa vérité». On est donc en présence d’un risque d’atomisation de la société et, plus grave encore, d’une sorte d’assombrissement de la vie, d’une instauration de l’ordre du désespoir parmi les hommes et au sein de la cité…
Or Socrate engage une façon de philosopher qui n’est ni celle des sophistes ni, non plus, celle des penseurs avant lui comme Héraclite, Pythagore ou Parménide… Cette façon, c’est celle du guérisseur. Et son remède consiste à recréer les conditions de l’union entre hommes, ou entre penseurs, afin de reconquérir le territoire perdu de la vérité.
Pour mieux comprendre cet aspect essentiel de la pensée socratique, il nous faut nous attarder sur le mal dont nous disons que Socrate se donne pour tâche de le conjurer. Et prendre garde que ce mal n’est pas l’effet d’une distorsion qui aurait été infligée à la pensée tournée vers la vérité, mais le fait plutôt d’une pente naturelle à laquelle la pensée se contente de se laisser aller.
Le mal dont nous parlons est double. Pour commencer, et selon une formule qu’on attribue à Héraclite : «Tout coule» ! Tout est fuyant. Rien n’est stable. Le réel ne cesse de démentir toute parole qui l’évoque en vue d’en saisir la vérité. Telle est notre pensée qu’elle ne peut avoir affaire qu’à des choses immobiles, alors que tout autour de nous rien ne l’est, tout est mouvant. Aussitôt qu’elle croit fixer le visage d’une chose, celui-ci change et en révèle un autre.
L’immobilité n’est qu’une illusion que le langage nous pousse à recevoir comme vraie mais le penseur, précisément parce qu’il ne se laisse pas abuser, débusque l’illusion et, dans la foulée, se rend compte qu’il existe une inadéquation entre la structure de la pensée et celle du réel. De sorte que le réel ne cesse de glisser entre les doigts de la parole, ne laissant de lui qu’une image arrêtée de lui-même, qui n’est cependant pas lui-même. C’est pourquoi le sophiste, prenant acte de cette impuissance constitutive de notre langage, décide de lui assigner une fonction : celle de conformer le réel selon les situations, pour les besoins du moment et, pourquoi pas, pour les besoins aussi de ses propres intérêts.
Mais la seconde facette du mal pourrait être encore plus déconcertante. On la trouve énoncée dans la critique qu’un autre sophiste célèbre adresse à Parménide et à sa thèse de l’unité de l’être. Le Traité du non-être de Gorgias formule trois propositions fondamentales qui sont les suivantes : «Premièrement, rien n’existe ; deuxièmement, même si quelque chose existait, l’homme ne pourrait l’appréhender et, troisièmement, même si quelque chose existait et que l’homme pouvait l’appréhender, il ne pourrait ni le formuler ni l’expliquer aux autres».
Nous ne chercherons pas ici à montrer de quelle façon Gorgias peut justifier ces affirmations, mais nous voudrions attirer l’attention sur la mise en doute de la capacité de l’homme, non seulement à connaître le réel — ce qui fait l’objet du premier aspect du mal que nous avons évoqué — mais aussi à le restituer par le langage. Cette impuissance du langage n’est pas liée ici au fossé qui sépare l’ordre de la pensée humaine de l’ordre du réel : elle se rapporte au fait que le langage n’est pas en mesure d’apporter la preuve de son pouvoir de restituer quoi que ce soit. La parole que profère l’homme n’exprime qu’elle-même.
Quand elle prétend se prévaloir d’un pouvoir de vérité, cette prétention reste infondée. Comme le dit Gorgias, même si le réel pouvait être appréhendé par la pensée, l’homme ne pourrait «ni le formuler ni l’expliquer aux autres».
Cette critique du langage, du reste, n’est pas une curiosité de l’époque ni d’un personnage particulier de cette époque, puisqu’elle a des échos jusque chez des penseurs modernes comme Nietzsche… Pour conclure sur ce point, il faut dire que, selon cette position de Gorgias, ce n’est pas parce qu’il y a de l’être que le langage peut affirmer qu’il en existe effectivement, c’est parce que le langage affirme qu’il en existe que l’homme se laisse naïvement croire que c’est vrai, qu’il se laisse piéger par ce scénario réaliste.
La Grèce est donc ce pays où, en même temps que l’homme découvre son pouvoir de dire la vérité de l’être, il découvre son impuissance constitutive à honorer ce pouvoir, et que ce pouvoir est en réalité illusoire. Tel est le visage du mal que les sophistes laissent apparaître et qu’ils proposent en même temps au défi de la pensée…
Or Socrate est celui qui est là pour rappeler que le remède à ce mal qui frappe la pensée réside dans l’union des forces. C’est seulement dans le partage de la recherche que le langage reconquiert son pouvoir de dire le vrai. Voilà ce que nous essaierons de mieux comprendre la semaine prochaine