Une des intuitions fortes qui soutient l’idée de «justice transitionnelle», idée qui nous est devenue familière en cette époque de notre histoire, c’est que la guérison des victimes, dans la mesure où elle est profonde, est aussi guérison de la société tout entière, y compris des bourreaux. Il y a toujours une difficulté à admettre que la justice puisse, en réparant le mal et en refermant les blessures, faire autre chose que répondre à une soif unilatérale, qui est de vengeance. Mais une des marques de l’intelligence, dans sa dimension humaine, est de vaincre cette difficulté.
Toute injustice qui perdure se traduit naturellement par un désir de vengeance —désir que la peur du despote peut d’ailleurs rendre furtif—, mais la justice ne s’accomplit vraiment que si la victime parvient d’abord à le reconnaître puis, non pas à lui céder, mais à le surmonter et à en déjouer la requête.
Le bourreau n’est pas lavé de sa faute, ni dispensé d’avoir à payer pour la réparer, au contraire. Mais c’est la clémence de la victime, le souci de préserver l’autre de la faute par lui commise, qui est en définitive à l’œuvre. Les anciennes pratiques de compensation, la fameuse logique de l’œil pour œil, dent pour dent, ne sont pas à proprement parler des pratiques de justice : ce sont des expédients dont le seul but est de calmer la soif de vengeance, non de guérir l’âme de l’injustice qu’elle a subie. La guérison, elle, est étrangère à la logique réactive de la réplique.
Mais comment la victime va-t-elle pouvoir passer du statut de la proie sans défense et sans recours à celui de la grande âme qui, sans renoncer à l’exigence de réparation, accorde son pardon. Ou qui, plus exactement, parce qu’elle accorde son pardon, maintient et réaffirme son exigence de réparation… «Parce qu’elle» accorde, et non «bien qu’elle» accorde ! La sentence de Socrate disant que celui qui commet l’injustice est plus malheureux que celui qui la subit garde ici tout son sens.
Bien sûr, entre les deux situations, il y a un combat, à la fois contre l’ordre de l’oubli et contre celui de l’oppression, que l’on ne perd pas de vue. Mais on est bien en présence d’un retournement. Et il faut reconnaître que c’est un événement extraordinaire. Il y a, c’est vrai, quelque chose qui défie les normes de la pensée à l’idée que la victime se prenne de pitié pour son bourreau. Un observateur superficiel et soupçonneux pourrait même y voir une manipulation, l’effet d’une illusion morale. D’ailleurs, se dirait-il, en quoi le bourreau pourrait-il être objet de pitié? Même si cette question est suscitée par un manque de clairvoyance, voire de la mauvaise foi d’une intelligence paresseuse, elle ne manque pas de nous entraîner sur un terrain fertile…
La réponse à cette question vient du fait que la blessure, dans sa profondeur, donne à celui qui la porte une clairvoyance particulière. Une clairvoyance qui permet au regard de ne pas s’arrêter au jeu des apparences. Que le bourreau soit puissant, cela relève des apparences. Ce qui se cache en son cœur est autre chose : quelque chose que son mépris pour la souffrance d’autrui n’a finalement, et à bien y regarder, pas d’autre but que d’occulter.
Avant d’être injuste, le comportement du bourreau est mensonger: il ment sur sa propre vérité, il ment parce que le drame qui le hante, auquel il ne parvient pas à donner un sens, il a fait le choix de le nier. Sa violence est d’abord violence de négation tournée contre lui-même. L’apparence qu’il se donne est le produit de cette violence de négation. Or le regard clairvoyant de la blessure traverse cette apparence et devine ce qu’elle cache : il pressent ce à propos de quoi il y a mensonge et, surtout, il discerne le piège du mensonge qui se referme sur son auteur, prisonnier impuissant.
Bref, l’être dominateur du bourreau n’est que l’autre versant d’une indigence d’être, d’une asphyxie, d’un échec à être. La victime, dans la mesure où elle s’est appropriée la lucidité de sa blessure, ouvre pour elle-même le spectacle d’un théâtre des choses auquel le commun des mortels n’a pas accès. Et c’est ce qui fait que ce dernier ne peut comprendre le comportement de la victime, lorsqu’elle pardonne, lorsqu’elle est animée de la volonté de relever celui-là même qui l’a dégradée, de le libérer de sa propre violence : n’est-il pas la première de ses victimes !
Le regard naïf ne peut comprendre non plus comment la punition du bourreau se mue en réparation, et la réparation en guérison… Car cette justice réparatrice est aussi une justice thérapeutique. La peine infligée en vertu de la justice «rétributive» revêt l’attribut du remède parce qu’elle répète chez le bourreau le drame intérieur qui attend toujours son dénouement, afin qu’il devienne désormais blessure féconde, blessure tournée vers le monde…
Mais il y a peut-être une difficulté culturelle qui nous empêche de faire bon accueil, dans notre vie intellectuelle, à l’idée de cette justice réparatrice. On a beau se dire opposé aux prétentions de la religion musulmane à régenter notre vie publique en cette époque moderne, il y a des postures adoptées que nous perpétuons de façon inconsciente et dont l’origine vient d’une théologie querelleuse. De quoi s’agit-il ? Il s’agit du fait que la religion chrétienne, à travers la figure de Jésus crucifié, développe l’idée d’une puissance divine qui jaillit de l’anéantissement de la mort.
Il y a là comme un paradigme de civilisation. La mort est la blessure suprême et elle va donner lieu à une puissance suprême. On remarquera que le thème de la mort et de la résurrection divine n’est pas une originalité du christianisme : on le retrouve chez les anciens Égyptiens à travers la figure d’Osiris, chez les anciens Grecs à travers les figures d’Héraclès et de Dionysos… Mais là, pour les besoins d’une rivalité politique qui traverse les siècles, l’opposition entre islam et christianisme va conduire à dénigrer le paradigme. Non, suggère cette ancienne théologie —relayée ensuite par une culture anti-religieuse venue d’Occident—, de l’humiliation et de la misère ne sauraient surgir aucune force visionnaire, qui accorde le pouvoir d’être à ce qui s’en trouve empêché, empêché par la puissance de ses démons… Non, de la souffrance, assène-t-elle, ne peut naître aucune vie plus généreuse. Il s’agit toujours, poursuit-elle, d’être dans les bonnes faveurs de Dieu et de jouir de ses bienfaits : toute épreuve de la blessure n’est que répudiation…
La fidélité aux enseignements de cette théologie ne fait pas que nous fermer au mystère d’une religion que pratique une grande partie de l’humanité, elle nous ferme aussi à ce qui est présent dans des formes très anciennes de la religiosité des hommes, et qui en est sans doute un des éléments les plus audacieux et les plus riches de sens.
Elle nous ferme enfin à l’intelligence des mécanismes à la faveur desquels l’homme peut échapper à la loi de l’injustice qu’il a subie, synonyme de tristesse et de rancœur, en faisant de sa blessure le sceptre d’un pouvoir à visage humain, mais aussi divin : un sceptre qui ne commande que pour libérer à l’espace de sa propre vérité.