L’écritoire philosophique /Aux confluents des deux vérités

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La découverte d’Abraham est celle d’une parole à laquelle il n’est pas possible de se dérober et qui, à mesure qu’on est à son écoute, se révèle être un chemin d’accomplissement et de libération. Tel est, pourrait-on dire, le socle de la pensée monothéiste, par rapport auquel nulle place ne semble être laissée au questionnement, à ce questionnement par lequel les Grecs ont été travaillés et à partir duquel l’aventure philosophique a pris son envol.

Le « disciple d’Abraham », s’il est permis d’utiliser cette expression, est gagné par la vérité : il s’ouvre à elle comme ce à quoi il ne peut se refuser. Il ne saurait donc la viser par son intelligence avec l’œil viril et le geste sagace du chasseur. Il ne saurait la convoiter et en faire sa conquête, alors qu’il s’éprouve soumis déjà à son empire et prêt à lui sacrifier ce qu’il a de plus cher…

Il faut se souvenir de cette différence fondamentale quand on considère le fait que, en terre monothéiste, la philosophie devient une activité plus ou moins clandestine. Ce n’est pas toujours parce que tel monarque, sous l’influence de quelques théologiens obscurs, a pris des mesures expresses pour la bannir de la cité, comme c’est du reste arrivé souvent. C’est parce que la philosophie se présente comme une activité qui prétend pouvoir se dérober à l’empire de cette vérité abrahamique.

Fidèle à ses usages, sourcilleuse dans son approche, soucieuse de ne pas s’en laisser conter, la philosophie en a déjà dit trop et pas assez concernant cette vérité. Elle prétend en effet qu’il peut y avoir un moyen terme entre ces deux réponses que sont : y succomber ou la rejeter.

Pour ses tenants, la position de neutralité est doublement indéfendable. D’abord, parce qu’il est faux que la vérité en question puisse offrir une autre voie en dehors de cette alternative évoquée et que, affirmer le contraire, c’est uniquement montrer qu’on ne sait pas de quoi on parle. Ensuite, poursuivent-ils, parce que cette position, qui est en réalité de rejet – car s’y dérober, c’est déjà rejeter – voudrait faire croire qu’il n’en est rien : on bascule donc dans une forme de mensonge, de tromperie exercée sur le compte d’autrui, d’imposture intellectuelle.

Cette critique, que des penseurs comme Al Ghazali ou Blaise Pascal ont formulée à l’adresse des philosophes, remonte en réalité aux tout débuts du contact qui s’est établi entre les deux traditions, la grecque et l’abrahamique.

On sait par ailleurs que les philosophes pris à partie répliquent en parlant de « fidéisme ». Ce qui, de leur point de vue en tout cas, correspond à une forme de renoncement à la raison, à ses ressources, à ses lumières. Cette attitude qu’ils dénoncent est rendue d’autant plus suspecte aux yeux de certains que, transposée sur le terrain de la vie politique, elle donne lieu à des conduites serviles et méprisables. On voit donc de quelle façon le conflit se noue entre les partisans des deux vérités et de quelle façon il peut aussi prendre une tournure mauvaise, dont on essaiera ici de se préserver…

Et, à ce propos, il convient ici de ne pas céder à l’amalgame : la soumission du « disciple d’Abraham » à la vérité dont il fait l’expérience n’est pas une soumission servile, quelles que soient les représentations déformées qui peuvent nous en parvenir… Pour parler de façon métaphorique, et à la manière des penseurs mystiques, la vérité qui occupe le disciple d’Abraham est une vérité qui engage un élan amoureux. En un sens, l’amant est asservi par l’être aimé. Mais cette servitude n’est pas servile.

Au contraire, elle engage une expérience de liberté, dans la mesure où c’est librement que l’amant renonce à sa liberté au profit de l’être aimé. Et que la répétition de cette renonciation, loin de vider l’amant de sa liberté, ne fait finalement, et paradoxalement, que renforcer celle-ci. De telle sorte que c’est toujours plus librement que l’amant se voue et se dévoue. Le miracle de l’amour fait que la libre renonciation à sa liberté se mue en un apprentissage et en une découverte de la grandeur de cette liberté. Elle revêt une dimension heuristique essentielle. C’est très différent du cas de l’homme qui, en renonçant à sa liberté au profit d’un autre homme qu’il n’aime pas et dont il n’est pas aimé, par qui il est seulement dominé et qu’il craint, désapprend à être libre et cesse de faire honneur à sa liberté dans ses actes.

En suivant le chemin de cette métaphore, celle de la passion amoureuse, nous voudrions à présent nous demander si cette passion est réellement absente de la recherche de la vérité telle que s’y livrent les penseurs grecs. Et nous nous rappelons que Platon a consacré tout un dialogue au thème de l’amour et à sa relation à la vérité : le Banquet. Le texte, comme chacun sait, relate une rencontre se déroulant chez le jeune Agathon qui vient d’être couronné pour sa première tragédie. Les convives tombent d’accord pour passer leur soirée à rendre chacun un hommage au dieu Eros. Passent ainsi des récits sur ce sujet, dont certains ont eu une grande postérité, comme celui d’Aristophane : le mythe de l’androgyne. Puis vient enfin le tour de Socrate, qui va conclure cette sorte de joute.

Or Socrate opère un renversement par son discours : il montre que, en tant que désir du beau, l’amour se révèle, à travers la recherche des beaux corps, recherche des belles âmes et, à travers la recherche des belles âmes, recherche des réalités intelligibles puis, enfin, recherche de cette unité du Tout dont nous parlent Héraclite et Parménide. On passe donc du sensible à l’intelligible et de la multiplicité à l’unité.

Il faut également observer que Socrate fait intervenir un personnage énigmatique par la bouche duquel il expose son récit. Il s’agit de Diotime, qui est présentée comme une « sage » et une « étrangère » et dont Socrate nous apprend aussi qu’elle fut d’abord sa « maîtresse » dans les choses de l’amour et, ensuite, une femme ayant des pouvoirs divins puisque c’est elle, dit-il, qui a permis d’éloigner de la ville, pendant dix ans, le spectre de la peste.
Quelle est la valeur historique de ce récit de Diotime ? Elle-même a-t-elle existé ou n’a-t-elle dans le dialogue qu’une fonction semblable à celle de ces mythes que Platon fait parfois intervenir dans ses développements dialectiques ? Car on ne connaît pas d’autre allusion au personnage, ni chez Platon ni chez d’autres auteurs. Au sens qui est donné ici à l’amour, l’expression « maîtresse dans les choses de l’amour » revêt une dimension philosophique décisive.

A ce titre, on s’attendrait donc à ce que Diotime compte parmi les grandes figures présocratiques de la pensée grecque. Et que son nom soit évoqué par tous ceux qui, à partir d’Aristote, ont fait des recensions de penseurs. Or il n’en est rien.

Disons, pour sortir d’embarras, que si Diotime est une fiction platonicienne, cette fiction se marie bien au personnage de Socrate, à sa psychologie. Elle qui enseigne à Socrate que l’amour est « démonique », c’est-à-dire intermédiaire entre les dieux et les hommes, elle met le doigt sur une caractéristique essentielle de la relation de Socrate à la philosophie, puisque cette définition démonique de l’amour nous renvoie au fameux démon de Socrate. Dans le même temps, elle livre ce qu’on peut considérer comme le contenu essentiel de la philosophie platonicienne : ce double mouvement d’ascension du sensible vers l’intelligible et de réduction du multiple à l’un… En ce sens Diotime joue elle-même le rôle de médiateur entre Socrate et Platon : les deux sont ses disciples.

Pour Platon autant que pour Diotime, la vraie philosophie est amour du Beau. Lequel Beau n’est pas autre chose que l’Un. La contemplation du Beau, par ailleurs, est ce qu’on appellerait aujourd’hui une « expérience limite ». Elle engage plus qu’une vision… Tous les sens sont mobilisés. Faut-il penser que cette ivresse de l’âme face ce qui la comble n’a rien à voir avec cet amour qui devient chemin de fidélité avec Abraham ?

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