Les attentats meurtriers qui ont endeuillé la capitale belge ont été revendiqués par l’Etat islamique. Le jour même. Ils sont intervenus quatre jours après l’arrestation de Salah Abdeslam, «l’ennemi public numéro 1» depuis les attentats de Paris, en novembre dernier, et lui-même jihadiste se réclamant de cette organisation... Y a-t-il un lien entre les deux événements? Ce qui ferait penser que le groupe terroriste se serait laissé aller à une action vengeresse. Les «experts» hésitent apparemment à adopter cette hypothèse et nous serions tentés de les suivre : la vengeance, en effet, ne figure pas dans le registre des mobiles de l’organisation jihadiste.
En tout cas, pas celle-là. La vengeance qu’elle prétend pratiquer se donne une dimension plus «théologique» : il ne s’agit pas tant de frapper celui qui s’en est pris aux combattants de l’organisation, il s’agit davantage de frapper ceux dont l’existence et les agissements se placent en dehors de l’ordre voulu par Dieu... D’autre part, on explique que l’organisation de tels attentats à Bruxelles, où l’état d’alerte était élevé, demandait une préparation que les quatre jours qui séparent les deux événements ne permettait pas de garantir.
Mais ces explications posent quand même un problème qui est le suivant : si l’Etat islamique avait eu le souci d’inscrire son action en dehors de la logique des représailles, il aurait justement veillé à ce que des attentats n’aient pas lieu à Bruxelles, ni à un moment si proche de l’arrestation de l’un de ses membres. Pourquoi a-t-il fait ce choix sachant que tout le monde ferait le lien entre les deux événements ?
A moins que les choses lui aient échappé et qu’il ait revendiqué cette série d’attentats parce qu’il n’avait plus le choix. Ce qui voudrait dire que la petite communauté de jihadistes de Molenbeek, coupée du monde et de ses bases de commandement en raison de la surveillance policière accrue, ait décidé de mener les affaires selon ses propres appréciations. Son plan aurait donc été arrêté depuis longtemps : en cas de coup dur, en cas d’arrestation majeure, il y aurait riposte. Pas question de laisser le monde savourer une telle victoire…
De la même manière qu’il y a des loups solitaires, il y a des meutes solitaires et l’Etat islamique n’a pas toujours le rôle de l’organisateur qui planifie tout depuis le début jusqu’à la fin. Il arrive aussi qu’il se contente d’apposer sa signature après coup. Cette hypothèse, quelles que soient les incertitudes qui peuvent l’entourer, est importante car elle nous invite à réfléchir à l’après-Etat islamique... La disparition de cet Etat, qui est affaire de temps, va soustraire aux jihadistes de la planète une plateforme à travers laquelle ils ont trouvé ces dernières années le moyen de s’organiser et de se galvaniser. Mais cela ne veut pas dire, ni qu’ils disparaîtront eux-mêmes, ni qu’ils cesseront d’entreprendre des actions pour nous rappeler qu’ils existent.
La question d’une politique de prévention reste donc pleinement posée dans les sociétés occidentales. Avec ou sans Etat islamique sur la carte géographique. Les stratégies d’intégration qui visent les familles immigrées sont largement à revoir : les vocations jihadistes qui se déclarent dans les banlieues des grandes villes européennes sont l’expression d’erreurs graves imputables à ces stratégies.
Cela étant dit, on se gardera bien de lancer la pierre aux gens qui les ont conçues. D’autant qu’il y a ici matière à un travail en commun : à l’apport de notre part, nous Maghrébins, d’une «compétence» que ne peuvent avoir ni les Européens de souche ni les musulmans d’origine qui ont pris le pli de la vie à l’européenne. Beaucoup de jeunes issus de l’immigration ont besoin d’éprouver la fierté de leur propre héritage, loin de toute compromission, mais ils ont besoin qu’on leur explique que cet héritage n’exige pas d’eux qu’ils méprisent l’Autre, ni qu’ils le tiennent pour infidèle, car il les encourage au contraire à aller au-devant de lui dans un élan de découverte réciproque…
En tout cas, le travail que nous avons à mener ici, sur notre sol, pour apprivoiser notre propre jeunesse et la détourner des sombres chemins qu’elle est parfois tentée de se donner, ce même travail, il nous appartient de le mettre à contribution dans un esprit de partage pour les besoins des banlieues européennes, en Belgique, en France ou ailleurs.