Philosophie et psychanalyse /// L’idéal tragique de Nietzsche

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Évoquer le nom de Nietzsche, dans notre pérégrination censée nous dévoiler les racines philosophiques de la psychanalyse à travers l’histoire, c’est aborder un territoire à l’intérieur duquel on est comme saisi d’une double certitude : la première est qu’il n’est pas possible que la psychanalyse n’ait pas de lien avec la pensée de Nietzsche, tant est grande la parenté entre le thème de l’inconscient et ce que le philosophe allemand thématise dès le début de sa carrière sous le nom de «dionysisme». La seconde est que, par sa fougue métaphysique autant que par son style, il n’est pas possible que Nietzsche ne produise pas un désaccord majeur avec la littérature psychanalytique.

Il est vrai que peu de courants de pensée ont échappé à la violence critique de Nietzsche. Schopenhauer lui-même, qui fut un moment son «éducateur», comme il l’appellera dans ses Considérations inactuelles, n’y échappera pas, le moment venu. Ce qui, ici, rend cependant le divorce inéluctable, c’est que Freud a beau qualifier certains philosophes comme Schopenhauer et Nietzsche de «précurseurs» au regard de sa découverte, il est clair que sa conception propre de l’inconscient ne manquerait pas d’être perçue par l’un comme par l’autre comme un recul ou une trahison.

Un recul par rapport au principe kantien selon lequel la chose en soi, qui échappe à la finitude de notre perception, est inconnaissable par les moyens de la raison théorique. Or l’entreprise freudienne consiste justement à réinvestir le terrain de la chose en soi armé de tout l’attirail de la démarche scientifique.

L’ambition de Freud est en effet d’initier une sorte de physique des profondeurs de l’âme, là où nos deux philosophes ne conçoivent une expérience de cette contrée nocturne que dans un repli de l’activité cognitive. Et trahison, parce que le retour vers la chose en soi avec les outils grâce auxquels on dissèque habituellement le réel au niveau des phénomènes, cela revient à la défigurer et à nier sa véritable profondeur.

Parlant de Kant et de sa distinction entre monde du phénomène et monde de la chose en soi, Nietzsche écrit : «Cette découverte inaugure une culture que j’oserai appeler tragique et dont le trait saillant est qu’elle remplace la science par une sagesse qui, sans se laisser abuser par les diversions séduisantes des sciences, fixe un regard impassible sur la structure de l’univers et cherche à y saisir la douleur éternelle où elle reconnaît avec une tendre sympathie sa propre douleur» (La Naissance de la tragédie, §18).

Le freudisme entre deux eaux

Le point de rupture entre Nietzsche et Schopenhauer, c’est que pour ce dernier la réponse à la «douleur éternelle» consiste à la neutraliser dans l’ascèse, tandis que pour le premier elle consiste à la transformer : la transformer en joie !

C’est le passage du «pessimisme de la faiblesse» au «pessimisme de la force», selon la terminologie nietzschéenne. Et, dans ce virage, on s’éloigne de l’idéal du brahmanisme qui fut celui de Schopenhauer pour s’en retourner à celui de la Grèce. Non pas celle de Platon et d’Aristote, mais celle des penseurs présocratiques, et d’Héraclite en particulier – pour qui l’inespéré est l’horizon de l’espérance (Fragment 18) !

Il y a chez Nietzsche l’intuition que l’ouverture courageuse de l’âme à la perspective de son destin tragique provoque le miracle d’une joie généreuse et que le lieu où ce miracle a été dûment expérimenté, c’est la Grèce. En cela, il figure aux côtés de Hölderlin comme l’un de ces penseurs qui ne se contentent pas de jeter un regard admirateur mais condescendant sur la culture grecque : pour eux, elle est le lieu d’une reconquête difficile.

Du point de vue de Nietzsche en tout cas, l’idéal de la Grèce des poètes tragiques et des penseurs présocratiques est comme un recours contre la décadence de la culture moderne, dont Freud serait du reste un parfait exemple par sa pensée. Pourquoi ? Justement parce que face à l’abîme — dionysien — de l’inconnaissable, loin de se laisser toucher ou transpercer, il répond conformément à l’idéal de «l’homme théorique», par «l’optimisme illimité de la science» : cet optimisme «périmé» contre lequel «Kant et Schopenhauer ont remporté la plus difficile des victoires».

Freud n’ouvre l’horizon de l’inconscient que pour étendre l’aire du savoir théorique et non pas du tout, dans un esprit kantien, pour marquer les limites de ce savoir. C’est pourquoi nous disons qu’il relève davantage de la tradition empiriste et que la gloire que le monde intellectuel lui a accordée en raison du mystère qui entoure l’inconscient est très probablement le résultat d’une méprise…

Son «coup de génie» n’est rien d’autre à notre avis que l’effet d’un mauvais usage de ce que le criticisme a dégagé comme territoire propre de l’inconnaissable : l’appliquant à l’âme humaine, il l’utilise pour y planter son drapeau de savant-conquérant, avec la prétention d’y jeter une lumière d’intelligibilité…

Le problème, c’est que ce nouveau projet scientifique, comme le relèvera Karl Popper, ne sera même pas conforme aux critères communs de la scientificité, et en particulier à celui de la «réfutabilité»… En réalité, le freudisme nage entre deux eaux : il se donne l’horizon large du criticisme en dégageant, à travers l’inconnaissable, de l’inexploré, et il puise dans l’empirisme la démarche consistant à identifier des lois générales dans l’agencement du réel, indépendamment de toute question portant sur les limites du connaissable.

Mais cette synthèse enfante un géant aux pieds d’argile, un géant qui offre ses membres aux morsures de la critique des deux bords, sans jamais trouver en son fond de sol ferme à partir duquel appuyer sa riposte.

Un Dieu destitué

Bref, dire que Nietzsche rejoint Schopenhauer dans un retour à Kant, c’est rappeler qu’il y a chez lui une célébration de la vie contre le culte de la science. Mais ce retour à Kant nous invite à considérer le lien qui existe entre les deux auteurs au sujet de la loi morale… Car, comme on le sait bien, Nietzsche va être un féroce adversaire de la morale kantienne. Et il ne suffit pas de faire valoir que son allégeance à la morale tragique des anciens Grecs lui interdit de se soumettre également à la morale kantienne et à son critère du désintéressement, selon le principe qu’on ne sert pas deux maîtres à la fois.

En réalité, le retour aux Grecs est induit par une critique préalable de la morale kantienne, qui est déjà présente dans le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, dont le jeune Nietzsche est un lecteur enthousiaste.

Souvenons-nous ici que c’est en partie à la lecture de Rousseau que se forge chez Kant sa conception de la loi morale. Il conçoit cette loi comme pouvant émaner d’un Dieu qui serait le législateur de la communauté universelle des hommes, par-delà la différence de leurs langues et de leurs traditions religieuses.

La morale renvoie en quelque sorte à une religion intérieure, qui est en même temps universelle, et dont Rousseau place le siège dans le cœur tandis que Kant la situe dans la raison, en tant qu’elle est pratique. Or cette conception théologique de la communauté des hommes et de son gouvernement n’a pas résisté à la vague de l’idéalisme allemand, et en particulier à Hegel.

Elle est remplacée avec ce dernier par celle de l’Esprit, dont la loi cesse de correspondre à ce que nous éprouvons, nous les humains, comme des règles morales nous unissant à travers nos différences. S’y mêle au contraire la ruse du négatif par quoi l’Esprit se fraie son chemin vers son propre accomplissement.

La perspective hégélienne, travaillée par le devenir, ouvre la porte à la violence de l’Histoire, devant quoi notre morale humaine s’incline : trop humaine ! Le Dieu kantien qui siège au-dessus de la communauté humaine est destitué. Et, pour Nietzsche, il n’est plus qu’un recours illusoire face à la puissance nocturne du monde, face au pouvoir dionysiaque qui nous gouverne.

Ne se tournent vers lui que les âmes faibles, dont le souffle du monde les effraie, dont la folie les affole…

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