L’écritoire philosophique/Chemins de doute

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Suffit-il de se déprendre des certitudes qui nous gouvernent pour retrouver le sens perdu, souvent perdu, de l’étonnement ? Ou faut-il, en plus de cet effort intellectuel, une part de passion pour le monde et son mystère, que nous ne saurions atteindre sans le puiser au fond de notre mémoire, dans l’émerveillement de l’enfant que nous avons été ?

Se déprendre des certitudes, c’est pratiquer le doute. Dans l’Antiquité, un courant de pensée a fait du doute son mot d’ordre: c’est le scepticisme, dont le fondateur est Pyrrhon. Face aux détenteurs de vérités, fussent-ils affublés du statut de savants, les adeptes du scepticisme se repliaient dans une attitude prudemment critique, soumettant toute affirmation à la ténacité reconstituée de son contraire, de telle sorte qu’aucune vérité ne pouvait s’imposer.
Mais, avant d’être un courant particulier dans l’histoire de la philosophie, le scepticisme est un mouvement interne de la pensée.

Il correspond à cette dimension critique face à laquelle toute vérité établie se trouve vouée à la destruction, à la ruine, dès lors qu’elle n’est pas en mesure d’opposer des raisons solides à ses prétentions. Socrate incarne cette sagacité à détruire les vérités de ses concitoyens : contre la fausse opinion de ses juges, il est celui qui veut doter la vie de la cité d’une immunité contre la domination impérieuse des savoirs acquis. Son savoir à lui consiste essentiellement à déjouer habilement, et en toute civilité, les arguments captieux par lesquels ses interlocuteurs trompent autant leurs admirateurs qu’eux-mêmes, faisant des uns et des autres les idolâtres des savoirs humains et les serviteurs dévoués d’une science tyrannique.

Contre le doute solitaire et méthodique d’un Descartes, celui de Socrate attire l’assistance des curieux et des oisifs pour démonter, de façon ludique et distrayante, la science fabriquée des savants, tout en épargnant la sagesse héritée de la tradition, dans la mesure en tout cas où celle-ci demeure dans son cadre naturel et ne se laisse pas réquisitionner par la tyrannie des savants et des pédants. Son doute n’est pas radical, il est jovial et convivial.

Les dialogues de Platon qu’on appelle «socratiques», et qui sont très probablement les premiers à avoir été rédigés, sont les dialogues qui se terminent par une impasse : une «aporie». Dans la suite, Platon s’attellera davantage à dégager les éléments de sa propre pensée, et en particulier de sa métaphysique des Idées.

Mais dans ces premiers dialogues, l’échange conduit l’interlocuteur de Socrate, ainsi que ses partisans présents, à se rendre compte que le savoir dont il se prévalait et dont il faisait grand cas n’est pas un vrai savoir : il s’effondre sur ses fondations branlantes. Et, bien que rien n’ait été touché des croyances de la communauté, de tout ce que racontent les récits des anciens, de la «tradition», le désastre que Socrate fait vivre aux experts de la science débouche, au moment critique, sur une expérience qui est à la fois d’humilité dans le non savoir et de vérité dans la contemplation de l’être dans sa nudité… C’est en tout cas l’horizon possible de ce retour à la simplicité.

Bref, Socrate pratique un doute par lequel il montre aux citoyens d’Athènes comment faire preuve de vigilance face aux faux savoirs des sophistes et comment préserver, finalement, la sagesse héritée des anciens, qui n’est le propre de personne, qui est un savoir en partage. Mais le péril de cette volonté de domination des sophistes sert aussi comme d’une occasion en vue de dégager l’expérience d’une nouvelle rencontre, d’une nouvelle naissance commune à la lumière jaillissante de l’être. C’est en cela qu’il innove.

L’impasse du dialogue socratique fait qu’on ne débouche sur aucune position qui pourrait se prévaloir du titre de vérité. Mais, paradoxalement, elle débouche bien sur une expérience de savoir, qui est partage d’une vérité, si insaisissable et fugace soit-elle. Cette expérience réaffirme le lien social autour de l’attachement au vrai et au refus du faux et de l’illusoire. Elle renouvelle le contrat citoyen en reconduisant tacitement la sagesse venue des ancêtres, mais aussi en ouvrant ce partage à quelque chose de plus intime et de plus originaire qui relève bien d’une connaissance… qui est, selon l’étymologie du mot, «co-naissance» !

On voit donc que le doute peut garder le sens de la mesure tout en permettant à chacun de se déprendre de l’emprise de toute idée fausse, malgré le prestige dont elle peut se parer, et tout en ouvrant aussi l’échange sur une expérience de vérité qui est précisément une expérience d’étonnement partagé.

Le doute que l’on retrouve chez Descartes, et avant lui chez Ghazali, ouvre-t-il la voie à une autre forme d’étonnement du fait qu’il prend une tournure plus radicale ? C’est ce que nous essaierons de voir prochainement.

Commentaires - تعليقات
Harrar
07/11/2016 00:35
Bonsoir contacter nous"le rectangle" empêche la lecture aisée des articles Dommage