Justice transitionnelle /// La tentation de l’occultation

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Les griefs adressés à la manière dont est conduite chez nous la justice transitionnelle, même s’ils sont fondés pour ce qui est de quelques points de détail, cachent mal la séduction qu’exerce sur certains esprits l’option du refus de cette justice, dans son principe même... Au détriment bien sûr de la vérité.

Les journées agitées qu’a connues l’ARP autour de la question de la prolongation ou non du mandat de l’Instance vérité et dignité s’éloignent et la formidable ampleur qu’a prise la polémique dans les médias et sur les réseaux sociaux commence à être derrière nous.

Avec ce léger recul, on peut dire que se confirme une hypothèse qui n’a jamais cessé de caresser les esprits, à savoir que derrière les violentes charges dirigées contre la présidente de l’Instance, derrière la passion démesurée que suscitaient ses «erreurs», ses «parti pris» ou ses «audaces», il y avait tout simplement le refus de voir cette justice transitionnelle remuer la vase de certaines régions de notre histoire nationale.

Mais plutôt que de l’avouer, on préférait mettre en cause la façon dont est géré le processus. Le reproche principal adressé à Sihem Ben Sedrine, en sa qualité de présidente de l’IVD, ou en tout cas l’un des plus récurrents, c’est qu’elle attiserait les divisions au sein de la société tunisienne, c’est qu’elle se plairait à remuer le couteau dans la plaie et à piétiner la belle unité du peuple tunisien...

Les psychologues ont un mot pour qualifier l’atteinte qui est faite à l’image harmonieuse que l’on se fait de soi : la «blessure narcissique». Certains épisodes du passé nous deviennent insupportables parce qu’ils portent un méchant coup à cette image, à ce «moi social» qui nous représente face à autrui…

Il en va à peu près de même dans la vie des peuples. L’estime de soi est souvent au prix de certains oublis, qu’on tient finalement à protéger comme tels. Mais croire qu’on peut engager un processus de justice transitionnelle, faire advenir une réconciliation authentique en exigeant la reconnaissance des injustices subies par certains citoyens, leur expiation et leur réparation, en faisant l’économie de cette blessure narcissique, c’est proprement se leurrer.

Et ceux qui voudraient nous faire croire que pareille chose est possible, qu’il suffit finalement de jeter un voile pudique sur des plaies mal fermées pour les guérir et proclamer la réconciliation, ceux-là ne sont pas loin de se moquer de leurs concitoyens. C’est pourtant ce que beaucoup préconisent, ou du moins sous-entendent à travers leurs critiques des méthodes de l’IVD…

Encore une fois, derrière leur critique de la manière dont est conduite la justice transitionnelle, il n’y a pas tant des corrections positives tirées des expériences conduites dans d’autres pays, il n’y a pas tellement l’expression d’une plus haute exigence en matière de justice face à certains actes commis et face à certaines souffrances infligées, il y a bien davantage le refus, plus ou moins avoué, de la justice transitionnelle elle-même.

Mais il faut distinguer deux sortes de refus. Le premier est le plus courant. Il concerne tous ceux qui, comme nous le disions, sont agacés par l’insistance sur des épisodes du passé qui altèrent l’image que le Tunisien se faisait de son passé, de la cohésion de son peuple, de l’épopée de la nation…

Le second est plus calculé, et n’hésite pas à jouer du premier, en essayant de l’exciter. Ce deuxième refus est diversement motivé. En gros, il peut correspondre à la volonté de certains de se soustraire à cette justice, parce qu’ils auraient personnellement des comptes à rendre. Mais il peut correspondre aussi à la crainte que des tiers parmi les partis politiques recueillent le bénéfice de cette justice lors des prochaines échéances électorales.

Dans les deux cas, on estime qu’il y a plus à gagner à voir l’IVD terminer son parcours en s’ensablant dans le flou de nos dispositions juridiques et, finalement, en mourant de sa belle mort qu’à la voir poursuivre son travail jusqu’à son terme et passer le témoin à la justice spécialisée.

Bref, il n’est pas nécessaire d’avoir été un bourreau ou un mafieux du temps de Bourguiba ou de Ben Ali pour avoir quelques bonnes raisons de mettre des bâtons dans les roues de la justice transitionnelle : il suffit de se dire que tel ou tel parti risque de profiter davantage du processus.

Plutôt que de développer un projet politique de nature à tirer soi-même profit de la justice transitionnelle, on fait le choix de tenter de l’étouffer et, par conséquent, de se replier dans une attitude de déni du passé et de ses violences, parce qu’on estime que ses bénéfices vont plus aux autres qu’à soi.

Et c’est certainement ce qui explique en grande partie le fait que des obstacles aient été dressés sur le chemin de l’IVD et continuent de l’être : c’est en tout cas ce qu’a affirmé sa présidente devant les députés pour justifier sa décision de prolonger son mandat…

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