Pour désigner les langues des peuples de leur voisinage, les Grecs utilisaient le mot «Barbaros». Chacun peut éprouver ce que ce mot évoque d’étrangeté et d’opacité, puisque, selon un glissement sémantique qu’il a subi, son utilisation actuelle désigne ce qui est le plus éloigné de l’humanité et de ses mœurs naturelles…
Pourtant, les Grecs n’avaient rien d’un peuple xénophobe : ils avaient, comme d’autres, le sens de l’accueil à réserver à l’étranger, en qui ils voyaient, d’ailleurs, une figure possible du divin. Les sages athéniens, nous apprend Platon par ailleurs, étaient tenus de faire le voyage d’Egypte : de recueillir auprès d’un autre peuple le fruit d’une longue méditation… En d’autres termes, les Grecs appelaient «barbaros» les langues étrangères mais se gardaient de considérer les peuples qui les parlent de peuples barbares… Cela suggère, au moins, qu’ils avaient une conscience aiguë de l’abîme qui existe d’une façon générale entre une langue et une autre.
On dit aussi, de nos jours, pour indiquer que quelque chose est particulièrement incompréhensible, que c’est du «chinois». Mais les deux mots ne se recoupent pas tout à fait. Le mot «chinois» renvoie à quelque chose de difficile à comprendre mais qui, en fin de compte, demeure dans les limites du compréhensible. Tandis que le «barbaros» des Grecs est positivement incompréhensible, si l’on ose dire.
L’expérience des langues dites «vernaculaires» est celle d’un univers de sens rigoureusement inaccessible. Elles sont, les unes par rapport aux autres, «barbaros»… Il y a entre elles une limite infranchissable que le travail de traduction ne permet pas de déjouer. Car jamais le traducteur ne pourra restituer la façon dont chaque locution résonne de tout le corps de la langue dont elle est un jaillissement.
Au contraire, le traducteur procède par extraction : il prélève des morceaux de discours en les coupant de l’organisme vivant dans lequel ils prennent sens. Son action, qui revient à rendre plus ou moins interchangeables tel propos d’une langue et tel autre dans une autre langue, est déjà une façon de convertir la langue vernaculaire en une langue véhiculaire, à l’image de ces langues qui sont forgées par les diplomates et les marchands, par les savants aussi et dont la fonction est d’atteindre à un niveau de communication entre les personnes indépendamment de leur appartenance linguistique de naissance.
Le traducteur ne nous fait pas accéder à l’intérieur de la langue vernaculaire parce que, dès qu’il le fait, il la dénature en nous, en présentant un visage qui n’est pas le sien… Un visage dépouillé de son secret et de sa profondeur propre. Ce qui ne veut pas dire que, dans l’exercice de leur travail, les traducteurs (traduttore) soient nécessairement, comme l’affirme une locution italienne, des «traîtres» (traditore).
La différence réside ici entre une traduction qui prétend nous restituer l’intégralité du sens d’un discours provenant d’une langue étrangère et celle qui, en nous proposant un équivalent, nous invite surtout à pressentir l’étendue de ce qui nous échappe et que nous ne pourrons jamais saisir. Ou que nous ne pourrons saisir qu’en nous laissant entièrement saisir par ce dont elle sourd…
On notera pourtant que ce sont les Grecs, avec leur conscience de la profondeur de l’altérité de chaque langue par rapport aux autres, qui seront les inventeurs de la première «koinè», cette langue commune dont l’écho, dans l’Antiquité, résonnera de Carthage aux villes d’Orient, en passant par Alexandrie. C’est encore eux qui, avant cela, à travers leur réflexion sur l’origine du monde et des dieux, et dans le prolongement d’une pratique des mathématiques héritée des Égyptiens, vont développer un discours rationaliste qu’on appellera plus tard «philosophie»…
Or, la naissance de la philosophie, en tout cas sous sa figure platonicienne, est marquée par une volonté de rejeter hors des murs de la cité la poésie et le mythe. C’est-à-dire ce qui constitue justement le centre vital de toute langue vernaculaire. Le reproche fait à la poésie, dans le texte de la République, est qu’elle prétend restituer la vérité des choses par «mimésis», par imitation ou reproduction. Et non selon la démarche ascensionnelle de la dialectique dont Socrate nous a légué l’exemple. Dans un dialogue antérieur, dialogue de jeunesse, Platon admettait pourtant que la poésie pouvait relever d’un tout autre souci : transmettre aux hommes un discours venu des dieux. D’où le thème, alors, de l’enthousiasme, qui signifie être empli de divin (en théos)…
La philosophie, par conséquent, qui avait grandi dans l’élément d’une langue vernaculaire dont la poésie était la matrice, se tournait contre cette dernière et lui interdisait le droit de cité. Ainsi le voulait son insurrection contre un mouvement explicatif qui prétendait réquisitionner les ressources de la poésie pour s’affranchir de toute rigueur et jouer de séduction auprès des auditeurs…
Mais, bientôt, la philosophie serait elle-même chassée de la cité, subissant les conséquences d’une secrète justice, pour n’avoir pas su payer sa dette à la poésie… Ce dont Socrate avait pourtant souligné l’importance, en se remémorant les recommandations de son démon : faire de la musique et payer ses dettes, avait-il rappelé quelques instants avant de boire la ciguë.