Philosophie et psychanalyse /// De la recherche du sens à l’épreuve de l’absurde

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Avant Hegel, Kant pose la nécessité pour l’homme de donner un sens à l’Histoire universelle. C’est le thème de la troisième Critique, relative à ce qu’il appelle la « faculté de juger ». Car lorsqu’il s’agit de sens, et non pas d’objet à connaître, la faculté engagée n’est ni la raison théorique ni la raison pratique, mais la faculté de juger, qu’on retrouve également dans l’art : face à une œuvre d’art, on juge du beau, selon un jugement dont la valeur est universelle bien que subjective.

La manière dont Kant conçoit que l’homme donne un sens à l’Histoire correspond à une certaine déchristianisation. Ce qui n’est peut-être pas étranger au fait que l’Europe de son époque s’éveille à l’idée que le monde ne se résume pas à la chrétienté, et que le «nouveau monde» n’est pas nécessairement une province appelée à rejoindre la chrétienté comme seule condition de sa sortie de la barbarie.

Déjà l’intérêt pour la Chine s’était fait sentir dont Leibniz portait la marque. Plus tard, on assistera à un véritable engouement pour l’Inde, dont Schopenhauer est une illustration… Bref, la sagesse n’est pas qu’européenne, et les philosophes européens doivent traduire cette idée dans leur œuvre.

Mais nous disons bien une « certaine » déchristianisation : le Dieu par qui l’Histoire révèle son sens est le même que celui qui dirige la communauté des êtres raisonnables, communauté à laquelle le sujet renouvelle l’acte de son appartenance chaque fois qu’il se conduit selon la loi morale, c’est-à-dire en homme libre répugnant que sa volonté se soumette à une loi tirée hors d’elle-même. Et ce Dieu qui dirige la communauté des hommes libres, par-delà la frontière de leurs cultures respectives, c’est lui-même dont le visage est révélé par la figure de Jésus-Christ.

Le personnage central de la religion chrétienne est divin dans la mesure où il incarne, dans sa perfection, l’idéal ou le prototype de l’homme libre. La centralité du christianisme est rétablie, moyennant une redéfinition – morale – de la divinité du Christ, qui l’éloigne des dogmes de l’Eglise et de la tradition.

L’Histoire et l’homme crucifié

Mais nous avons vu qu’avec Hegel, nous assistons à une nouvelle déchristianisation. A vrai dire, le mot Dieu lui-même est écarté quand il s’agit d’envisager ce qui conduit l’Histoire et lui donne sens. Hegel parle alors d’Esprit, en suggérant une unité spirituelle entre la puissance agissant dans l’Histoire — en rusant par-delà les normes de toute morale humaine — et la raison de l’homme philosophant.

La déchristianisation réside en ce que l’Esprit est conçu comme agissant bien au-delà de l’histoire qui est celle de la chrétienté. D’autre part, le sujet qui prend part à travers le travail de sa pensée à l’accomplissement de l’Histoire — ce qui revient à lui donner un sens absolu — se déleste en même temps de tout enseignement proprement chrétien. Mais, là encore, le christianisme n’est pas totalement éconduit. Et Hegel s’efforcera d’ailleurs de lui refaire une place dans sa pensée. De deux façons. Une première, positive, qui consiste à reprendre l’image de la souffrance du Christ sur la croix pour l’appliquer au temps.

Le travail du négatif dans la dialectique de l’Histoire est une expérience de souffrance que l’homme exprime à travers la figure de la crucifixion. Il n’y a pas d’unité de l’homme avec l’Esprit universel qui gouverne le monde sans une ouverture à la souffrance du temps — temps de l’enfantement —, dont le comble est la mort et dont le symbole est la mort sur la croix.

A cette christianisation de l’Histoire s’ajoute une lecture des différentes civilisations qui redonne sa primauté à celle qui est issue du christianisme. C’est la seconde façon, négative, de redonner une centralité à la référence chrétienne, par marginalisation des autres religions dans la marche de l’Histoire universelle. On trouvera des considérations sur ce thème dans la Raison dans l’Histoire.
On sent bien pourtant que le point de vue du christianisme traditionnel est complètement bouleversé, et Soeren Kierkegaard ne s’y trompe pas, qui dénonce chez Hegel une relation de l’homme à Dieu d’où le thème du péché et du salut a été évincé.

On retrouve cependant, chez Kant comme chez Hegel, un engagement à donner du sens à l’Histoire qui, au-delà de ses différences, se traduit par un certain désaveu du savant, de l’homme théorique tout occupé à éplucher le réel et croyant à travers son activité dégager un sens du monde. Le passage de la connaissance théorique au jugement chez Kant et au savoir absolu de la philosophie chez Hegel marque une même volonté d’accéder au niveau du sens, dont l’absence ouvre soudain la porte de l’absurde comme on ouvre un abîme.

Un nouveau venu : la phénoménologie

Avec Schopenhauer et Nietzsche, cette pensée se précise et l’expérience de l’absence de sens devient primordiale. Le premier y répond par une sorte de consentement, faisant rimer lucidité et résignation, tandis que le second y aperçoit une sorte de défi à l’homme afin qu’il insuffle du sens à partir de ses seules ressources…

Et toute l’histoire de la philosophie est revisitée par lui en fonction de cette tâche, la recherche d’une vérité du monde — ambition des toutes premières entreprises métaphysiques de Platon et d’Aristote — étant sévèrement jugée comme un manquement, une manière de chercher à se dérober à l’expérience de l’abîme. La vérité est qu’il n’y a pas de vérité, mais seulement du sens que l’homme doit arracher à la profondeur de la nuit : c’est la tâche du surhomme !

Quant à l’homme théorique — dont nous avons dit la semaine dernière que Freud en est finalement un représentant —, il est lui-même une manifestation de la pathologie de la civilisation occidentale. Sur ce point, en pareil diagnostic, il sera rejoint par un penseur majeur du début du siècle dernier — Edmund Husserl — pour qui la civilisation européenne est malade de sa science, parce que cette dernière est désormais facteur de morcellement, de désagrégation du sens.

Nous verrons la prochaine fois comment Husserl, fondateur de la phénoménologie, apporte à sa manière une réponse à la question de l’absurdité du monde, en conférant à la démarche philosophique une autre approche du réel, et comment la phénoménologie va elle-même ouvrir des voies nouvelles à la psychanalyse, dont le nom de Ludwig Binswanger est une des plus connues.

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