Philosophie et psychanalyse /// Leibniz, le philosophe diplomate

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Comme toute autre science, la psychologie moderne demeure tributaire de l’expérience cartésienne du doute radical, c’est-à-dire d’un sujet connaissant dont la certitude de soi en tant que sujet pensant délimite le territoire de tout savoir scientifique en tant qu’il est le lieu d’une sorte de réaffirmation de cette certitude de soi…

Mais, comme nous avons eu l’occasion de le rappeler, la sortie du doute avait nécessité pour Descartes la découverte de Dieu.

Toutefois, cette découverte ne répondait pas à la question de savoir si le Dieu qui sert ainsi de dénouement à l’épreuve du doute est un Dieu transcendant — selon ce qui est enseigné aux croyants dans la tradition chrétienne – ou un Dieu immanent — selon ce que professent certains savants depuis le Moyen-âge en s’inspirant probablement du monisme plotinien et de toute une tradition de l’émanatisme dont l’islam iranien a donné d’éminents représentants, parmi lesquels Avicenne.

On peut considérer que la philosophie de Spinoza relance, à partir du sujet connaissant issu du doute radical, l’option d’une relation à Dieu qui est précisément celle de l’immanence. Donc celle d’une rupture avec l’idée d’un Dieu personnel, créateur du monde et dont la relation d’altérité avec l’homme ouvre l’espace d’une expérience de justice.

Ce qui, bien entendu, est de nature à créer une crise avec l’institution ecclésiastique, de la même façon d’ailleurs que la philosophie d’Avicenne, en terre d’islam, avait provoqué en son temps une crise dont un des moments forts fut la réponse de Ghazali dans son Tahafut al-falasifa.

Mais si l’on considère que l’option de l’immanence vient s’ajouter à celle d’un sujet pensant qui, par la certitude de soi dont il hérite, se présente à lui-même comme autosuffisant, le risque de l’athéisme devient flagrant… En tout cas, le Dieu de Spinoza, substance unique et infinie et source de toute nécessité dans le monde, s’il peut être un partenaire — en tant que modèle, en tant que «Nature naturante» — de la gestion du réel, ne saurait être un Dieu qu’on aime et dont on est aimé, un Dieu qui console et qui guérit les blessures.

Et la question commence à se poser en Europe de savoir si le projet cartésien de connaissance de la nature sur la base de la certitude du savoir peut même se concilier avec la foi…

N’oublions pas que le projet cartésien avait pour but de défendre Galilée et sa science contre l’autorité de l’Eglise qui se prévalait de la tradition et de ses savoirs constitués pour s’ériger en censeur. Nous sommes donc face à un dilemme : faut-il, pour sauver la foi, revenir à la censure ? C’est Leibniz qui cherchera à trouver une réponse satisfaisante à cette question, lui le métaphysicien qui fut aussi diplomate à ses heures !

La raison séminale

En effet, Leibniz, qui n’est le cadet de Spinoza que de 14 ans — il est né à Leipzig en 1646, alors que Spinoza est né à Amsterdam en 1632 —, tout en maintenant le principe d’un monde gouverné strictement par la nécessité, un monde où «rien n’est sans raison» et où les lois de la physique servent de modèle universel à la connaissance de la nature, va cependant réhabiliter la double conception d’un monde créé par Dieu et d’une création voulue par la bonté de Dieu…

Dieu crée le monde ex nihilo, à partir de rien, et Il le fait conformément au principe du meilleur des mondes possibles. La dissociation qu’il opère entre Dieu et le monde, contre Spinoza, fait surgir le scénario d’une infinité de mondes de «compossibles». C’est-à-dire de mondes à l’intérieur desquels existe, dans chacun d’entre eux, une combinaison cohérente d’événements : événements qui ne sont pas contradictoires, qui sont possibles ensemble ou «compossibles». C’est parmi cette infinité de mondes que Dieu choisit le meilleur : celui dont la symphonie comporte le moins de dissonances, celui dont la perfection suppose le moins de mal…

Il devient donc évident que, face à la bonté divine, soutenue ou servie par une puissance infinie à reconnaître et à créer le meilleur, l’âme humaine est mise pour ainsi dire dans la position de l’obligée. Elle n’a plus seulement à connaître le monde selon l’idée adéquate comme chez Spinoza, en déclarant que ce monde-ci est parfait parce que, de toute façon, il n’en existe pas d’autre.

Elle doit saisir dans le monde qui advient, à travers sa nécessité propre, l’expression d’un choix qui est le meilleur qu’il soit possible de réaliser.
Mais, dira-t-on, si les événements qui surviennent dans le monde demeurent enchaînés par une indestructible nécessité, quelle place peut-on encore faire à une liberté humaine sans laquelle pourtant l’homme ne saurait être tenu responsable de ses actes, ni en bien ni en mal.

Spinoza, on s’en souvient, mettait la croyance en une liberté humaine sur le compte d’une ignorance des causes qui agissent en nous et sur nous. Or, en instaurant le principe du meilleur à l’origine de la création du monde, Leibniz n’a nullement affaibli l’idée selon laquelle une nécessité gouverne le monde, dans la moindre de ses parcelles. Comme tout le reste, l’homme agit en vertu de cette nécessité.

C’est tellement vrai que tout ce qui survient en son existence n’est rien d’autre que le développement d’une vie préordonnée : rien n’y arrive qui n’ait été prévu de toute éternité, y compris et en particulier ses actes de volonté… Notons ici que c’est une des originalités de la pensée leibnizienne de placer le destin de l’homme au cœur de son être, au cœur de la «monade» qu’il constitue, par le recours à l’ancienne notion, à la fois stoïcienne et plotinienne, de «raison séminale».

Pour Leibniz, la vie de chacun de nous se déroule selon un plan défini à l’avance, selon une nécessité interne, par rapport à laquelle la causalité externe, tout ce qui agit sur nous du dehors, a valeur de causalité fictive.

L’âme discordante reste musicienne

La gageure, l’exploit du philosophe allemand est de soutenir et de maintenir que, malgré ce qui précède, l’homme est libre de ses actes et peut à ce titre être jugé pour le bien et le mal qu’il a fait dans sa vie… Et qu’il n’y aurait rien à redire au sujet d’une justice divine qui demanderait des comptes à propos d’actes commis alors qu’ils ne pouvaient pas ne pas l’être. Certes, estime Leibniz, tel acte, bon ou mauvais, était prévu de toute éternité, mais il n’en a pas moins été voulu, délibérément choisi.

L’acte de choix tombe sous le coup de ce qui est inéluctable sans cesser d’être libre. Le sujet dispose à chaque fois de la possibilité de se déterminer en faveur ou contre telle action. Il pourra hésiter à loisir et mûrir son choix, peser le pour et le contre avant de se décider : ce qu’il fera n’échappera pas à l’unité générale du meilleur des mondes possibles, tel qu’il se réalise de façon nécessaire.

Il en sera en quelque sorte une note, consonante ou dissonante. Tout au plus la réflexion qui a précédé l’acte donnera-t-elle à ce dernier une accentuation particulière, dont pourrait être dépourvu l’acte commis de façon spontanée.
Que dire en conclusion ? Que Leibniz, à grand renfort d’ingéniosité dans la conception de son système, n’en réalise pas moins une sorte de pas en arrière vers la pensée pré-cartésienne, en ramenant le sujet devant le tribunal divin comme justiciable.

Dans le même temps, l’âme, prototype de la monade qui définit l’être de toutes choses créées, se révèle avec lui dans une relation à Dieu où l’attention au meilleur — expression de la bonté de Dieu — se traduit par une volonté de reprendre à son compte l’harmonie générale…

Le manque d’attention, de son côté, est source de mal, de disharmonie, mais cela entre quand même dans l’économie du tout, comme l’ombre dans la lumière du tableau… L’âme discordante reste musicienne ! Mais sa discordance n’a de sens que par rapport à l’harmonie du tout : en elle-même, ce qu’elle dit ne mérite guère qu’on s’y arrête !

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