Est-ce parce que l’expérience amoureuse compte parmi les thèmes qui manqueraient de sérieux qu’on relève son absence dans la tradition philosophique ? Et que, depuis Freud, les psychologues de magazines se sont emparés du sujet au point d’en faire leur fond de commerce exclusif, leur terrain de chasse réservé ? Il est vrai que, dans l’ensemble, la philosophie est affaire d’hommes. On trouve certes des femmes qui pratiquent la philosophie, et certaines le font d’ailleurs très brillamment, mais on peine à trouver le nom d’une seule philosophe qui ait été associé à un système philosophique connu, que ce soit dans la période antique, médiévale, moderne ou contemporaine…
Non seulement cela mais les philosophes dont le nom est passé à la postérité ont presque tous vécu dans la solitude du célibat. Pensons à Kant, par exemple. Nietzsche, qui faisait un jour observer la chose, ajoutait avec une note d’humour qu’il n’y a guère que Socrate à faire exception et que cela est à mettre sur le compte de son sens de l’ironie. D’ailleurs, il n’existait entre Socrate et son épouse Xanthippe aucune complicité philosophique. Pourquoi le thème de l’amour devrait-il donc occuper une place éminente si, philosophant, le philosophe se trouve naturellement placé en dehors de la sphère de l’amour ?
Pourtant Nietzsche aurait dû se souvenir que, selon le récit de Platon dans Le banquet, Socrate aurait fait une rencontre dans sa jeunesse qui fut déterminante, à la fois du point de vue de sa carrière philosophique et du point de vue de son intelligence de la nature de l’amour. Cette rencontre renvoie au personnage féminin de Diotime de Mantinée. Ce qui signifie qu’il n’est pas tout à fait exact qu’entre homme et femme il n’existe aucune complicité philosophique, ni que cette complicité n’ait qu’un rôle mineur à jouer. En réalité, à travers Socrate, c’est toute la tradition philosophique qui a une dette envers le personnage de Diotime. Le poète Hölderlin avait eu le souci de l’hommage en donnant son nom au personnage central de son Hypérion.
Cela étant précisé, on notera aussi que la rencontre de Socrate et de Diotime ne fut pas une rencontre qu’on pourrait qualifier elle-même d’amoureuse : elle a porté sur la question de l’amour sans que les liens de l’amour ne se tissent entre ceux qui parlaient. D’autre part, le discours de Diotime n’était pas un discours répondant aux critères du discours philosophique, puisqu’il s’agissait en effet d’un récit de type mythologique où Socrate se contentait d’écouter sans rien répondre. De telles objections ne sauraient être éludées : la rencontre n’était ni assez amoureuse ni assez philosophique.
Il semble donc difficile de placer dans cet épisode passager des espoirs qui permettraient de voir dans le commencement de la philosophie quelque chose comme un dialogue silencieux, une épreuve à deux de ce que Heidegger appelle la « merveille de l’être »… Dialogue et épreuve qui s’ouvriraient sur l’expérience amoureuse dans son premier épanouissement. Ou qui l’ouvriraient, l’inaugureraient… C’est pourtant ce que nous avons proposé la semaine dernière sur ces mêmes colonnes, au moins à titre d’hypothèse.
Mais une telle difficulté, il ne nous est pas permis d’en faire une impossibilité. Il convient en particulier de considérer l’idée que notre conception et de l’expérience amoureuse et de la pratique de la philosophie ont été profondément déterminées par le fait que les deux ont été dissociées pendant des siècles. Autrement dit, ce n’est pas parce que philosophie et amour sont deux activités hétérogènes qu’on ne parvient pas à y reconnaître une origine commune : c’est parce que nous les avons trop longtemps dissociées que nous ne pouvons plus nous empêcher de penser qu’elles sont hétérogènes. La solution est de faire comme si cette hétérogénéité n’existait pas et de voir si l’hypothèse tient la route.
Ce qui retient l’attention dans pareille hypothèse, c’est que l’épreuve de la « merveille de l’être », en tant que point de départ de l’expérience philosophique, va être le lieu d’un partage du regard, ou de l’écoute, mais aussi l’occasion d’une découverte réciproque. L’autre, qui découvre avec moi le surgissement de l’être, et dont la présence est même requise dans cette découverte, est aussi, lui-même, le lieu d’un surgissement de l’être. Il passe du statut de co-regardant à celui d’objet du regard, en tant que manifestation de la « merveille de l’être ». Son visage n’est pas exclu du paysage : il peut y apparaître. Il peut même le combler.
Un tel passage équivaut à une rupture dans l’expérience du partage. La découverte de l’autre dans son altérité le dérobe à moi en tant que compagnon de vision. Il ou elle devient épreuve : à la fois de ma solitude et de l’insondable différence de l’autre. Mais son retour à la première position de compagnon, ou de compagne, dans l’expérience d’un spectacle commun me le (ou la) fait découvrir comme être doté d’une mobilité, dans ce sens précis où il (ou elle) peut alterner l’une après l’autre les deux positions : être spectateur puis spectacle, puis à nouveau spectateur, etc. Ce qui peut donner lieu à un vertige auquel on se prend au jeu.
Toutefois, cette dualité des rôles, dans leur alternance, si elle peut répondre aux critères d’une forte complicité, d’une profonde amitié philosophique et d’un libre jeu de rôle, ne répond pas encore à ceux de l’amour, en tant que ce dernier est expérience d’une défaillance. On est tenté de penser que, dans le cas de l’amour, la découverte de la merveille de l’être qu’est l’autre est de telle sorte qu’il n’est plus possible de revenir en arrière. L’épreuve, ici, est insurmontable. Elle ne se conçoit pas autrement.
Si tel est le cas, il semble qu’on ait affaire à un piège et l’on comprend que la pratique de la philosophie se distingue dans l’histoire par la distance qu’elle met entre elle et l’expérience amoureuse. Toute l’hypothèse que nous tentons tient en tout cas à la question de savoir si, oui ou non, le piège comporte une issue… Nous pensons que si.