Philosophie et psychanalyse// De la conscience au démon de Socrate

Photo

Que signifie l’expression «en mon âme et conscience» ? Est-ce que la conscience se surajoute à l’âme, comme une sorte d’excroissance, ou n’est-elle pas autre chose que l’âme elle-même, en tant cependant que cette dernière s’affirme ou s’érige en instance de prescription et de proscription ?

La relation qui existe entre l’âme et la conscience— d’unité ou de dualité — peut trouver la source de sa première expression avec le phénomène du «démon de Socrate» : un démon qui, comme chacun sait, n’a rien de démoniaque, mais qui est en revanche, selon l’expression des historiens de la philosophie, «démonique»…

Le daïmon, comme on dit aussi pour parer à toute confusion, est un intermédiaire entre l’homme et les dieux et, dans la mesure où il se manifeste en tant que «voix intérieure», il est souvent considéré comme l’ancêtre de la conscience. Quand les juges athéniens ont condamné Socrate à boire la ciguë, l’un des chefs d’accusation était qu’il introduisait de nouvelles divinités dans la cité et, de leur point de vue, c’est essentiellement de ce démon qu’il s’agissait.

A vrai dire, Socrate ne se contentait donc pas d’introduire une nouvelle divinité, il introduisait plutôt un nouveau type de divinité : une divinité privée, en quelque sorte. Mais, pour l’intéressé, comme nous l’avons souligné, il s’agissait d’un médiateur entre l’homme et le dieu et non d’un nouveau dieu ni d’un nouveau type de dieu.

La voix intérieure, dans l’expérience socratique, ne sourdait pas de l’âme : elle y trouvait seulement un écho. L’écoute ouvre sur un en dehors de soi comme source de la parole qui se donne à entendre. C’est en quoi elle se distingue foncièrement de la conscience telle que nous en parle Rousseau, même quand ce dernier la qualifie «d’instinct divin» et de «céleste voix»: «Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix» (Emile, livre IV).

La raison, c’est que l’espace du divin est conçu ici comme un espace d’intériorité. Il est ancré dans «l’instinct». Le ciel de la céleste voix n’est plus le lieu d’une rencontre en laquelle je défaille : il est la métaphore d’une immensité et d’une sacralité qui appartiennent en propre à l’intériorité de la conscience.

De la douceur de Rousseau au coup d’éclat de Nietzsche

Avant Nietzsche, Rousseau a été le penseur pour qui l’homme n’a pas su s’approprier son propre pouvoir à exercer une autorité divine et dont il n’a placé la source en dehors de lui qu’en raison de cet échec.

Pour Nietzsche cependant, le renversement reste inaccompli chez ses prédécesseurs. Le coup de force de l’appropriation ne prend toute la mesure qui lui revient qu’avec sa pensée du surhomme. La critique qu’il adresse au moralisme moderne, celui de Rousseau et celui de Kant également, porte sur le caractère hésitant du renversement, et non sur l’existence même de ce renversement.

Ces penseurs, selon lui, ne vont pas assez loin dans ce qu’ils ont entrepris : ils s’arrêtent en chemin, ils ont des remords... Bref, ils veulent sauver la morale. Celle-là même qui a pourtant présidé à un état de démission prolongée de l’homme par rapport à son pouvoir divin.

Pourtant, on peut bien dire que le coup d’éclat de Nietzsche n’aurait pas pu avoir lieu sans cette délicate manipulation effectuée par le patient Rousseau, qui s’est évertué à mettre dans la boîte de l’intériorité, pour ainsi dire, la diversité des traditions religieuses. Dans le «cœur» de l’homme se rejoignent en leur universalité toutes les croyances des hommes…

Le cœur est le lieu de la sensibilité, de la sympathie entre les êtres, de «l’amour du prochain» : Jésus était un précurseur ! (Mais l’Eglise, avec la puissante armée de ses prêtres, a trahi son vrai enseignement. Elle n’a pas su faire ressortir à l’adresse des hommes ce vers quoi il faisait signe, à savoir cette religion du cœur, cette «religion naturelle» en laquelle toutes les croyances se retrouvent...!)

C’est parce que l’âme est un cœur, qui reçoit en son large sein la diversité des cultes et des croyances, qu’elle peut aussi être une conscience, dont la loi commande à travers les frontières des pays et des cultures. Ainsi nous enseigne le philosophe genevois, qui fera bien des émules parmi des missionnaires d’un nouveau genre (dont beaucoup sont encore parmi nous, disciples tardifs du «Vicaire savoyard»).

Reconfigurer le monde à partir de l’ordre divin

Mais la centralité de la conscience morale et de son intériorité n’aurait pas eu l’assise dont elle a besoin sans le «roc» de la conscience de soi, sans la certitude de l’ego cogito cartésien. La certitude de soi qui sous-tend la conscience morale nomme la césure la plus profonde qui sépare cette dernière du daïmon socratique.

Elle marque la séparation entre l’âme auto-législatrice de la modernité et l’âme herméneutique de l’antiquité puisque, en tant que médiateur, le daïmon accomplit une mission qui fut celle du dieu Hermès : faire retentir dans la pensée de l’homme la parole divine et en livrer le sens…

Ce n’est pas seulement Aristote dont toute la philosophie est une herméneutique, comme nous avons tenté de le soutenir la semaine dernière : c’est aussi Platon, avant lui, comme cela ressort assez clairement du Phèdre et de ce passage que nous avons évoqué où il est question de la définition de l’âme.

Ce qui veut dire que la prise de distance par rapport aux mythes, loin d’être une rupture, est bien plutôt une façon de se repositionner par rapport à eux pour aller à la rencontre de l’essentiel du «dit» des dieux : ne plus se contenter de folklore, pour ainsi dire ! Mais cette façon de se repositionner est dans le même temps ce qui est déjà obéissance à l’injonction divine...

Ce n’est pas seulement Socrate qui philosophe en vertu d’un commandement lui enjoignant de «faire de la musique» (Phédon) : c’est-à-dire de reconfigurer le monde et la vie des hommes à partir d’un ordre divin (Le mot «ordre» pouvant être pris ici dans son double sens d’ordre qu’on intime et d’ordre qu’on instaure ou qu’on préserve)... C’est aussi le cas de ses successeurs.

L’herméneutique, en tant qu’activité intellectuelle, est aussi une activité hautement éthique et politique... On ne comprend pas l’œuvre de Platon et d’Aristote si on perd de vue l’entremêlement de ces deux dimensions.

Commentaires - تعليقات
Pas de commentaires - لا توجد تعليقات