L’écritoire philosophique / Chemins de Heidegger

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La poésie est un art parmi d’autres arts. Elle a, dans la mythologie grecque, sa propre muse. Bien que, sur ce point, les anciens Grecs n’avaient pas la conception que nous avons du classement des arts. C’est ainsi que, selon certains auteurs en tout cas, nous trouvons une muse pour la poésie épique, une autre pour la poésie lyrique et une autre encore pour la tragédie… De cette répartition d’ailleurs un peu mouvante des rôles, on retiendra donc que la poésie est à la fois mise au même plan que la comédie, la danse ou la musique, mais qu’elle mobilise aussi à elle seule le tiers des muses qui, comme chacun sait, sont au nombre de neuf.

Peut-être ce privilège est-il dû au fait que les muses sont elles-mêmes filles de la poésie : filles de Zeus, mais aussi filles du poème. Et que, d’autre part, la poésie est par excellence ce qui met en jeu le pouvoir humain de la parole, qu’elle célèbre dans sa dimension inaugurale, initiale…

Nous devons à la philosophie allemande contemporaine d’avoir redonné à la poésie cette place éminente qui lui revient et qui lève l’aberration d’une pensée croyant pouvoir soumettre la poésie à ses catégories mais qui, en réalité, ne fait que réduire la poésie à son ombre, à une pâle et docile copie d’elle-même. Nous avons évoqué la fois précédente la figure de Nietzsche qui, dans le prolongement de la crise du rationalisme qui se déclare avec Kant, accorde à la poésie une sorte de revanche contre la philosophie : celle qui, depuis Platon, fait qu’elle est chassée de la cité.

C’est d’ailleurs ce qui le pousse à se tourner vers les penseurs Grecs de la période dite « pré-socratique », et plus particulièrement vers Héraclite, chez qui on devine une sorte de complicité avec la poésie dans les fragments qui nous sont parvenus de lui. D’une façon générale, Nietzsche est en effet le penseur d’une certaine insurrection contre la domination de la poésie par la pensée philosophique, dans la tournure rationaliste et raisonnable que se donne cette dernière. Le fait que l’une des œuvres les plus élaborées de ce penseur allemand – Ainsi parlait Zarathoustra – se présente sous forme de « chants » – comme l’Iliade et l’odyssée -, en dit long sur cette option.

Mais une autre figure mérite qu’on s’y arrête : Martin Heidegger. Qui, lui, n’est pas tant le penseur d’une insurrection que le penseur de ce qu’il appelle lui-même un « voisinage » entre la pensée et la poésie. De ce voisinage, nous aurons d’ailleurs le témoignage de plusieurs textes consacrés dans son œuvre à des poètes de langue allemande : Friedrich Hölderlin surtout, mais aussi Stefan George et Georg Trakl. Or ce qui frappe dans ces textes, dans ces lectures des poètes cités, c’est l’importance accordée à l’étymologie des mots…

L’approche heideggérienne de la poésie se distingue en réalité par un double mouvement : premièrement, un retour vers ce que Heidegger appelle le lieu, au singulier, du dit du poète : lieu qui est comme la source à laquelle ce dernier demeure à l’écoute. La source, qui échappe à toute caractérisation psychologique, est le non-dit, inépuisable, d’où jaillit dans sa nécessité la parole du poète, ou du grand poète. Deuxième mouvement : la parole qui sourd de ce « lieu » à travers la bouche du poète est une parole qui, pour ainsi dire, donne la parole à la langue elle-même. De sorte que les mots revêtent ici toute la charge de leur héritage étymologique… L’écoute attentive du poète devient dès lors une écoute de la langue, une écoute des mots libérés de la contrainte d’un discours déterminé, faisant résonner dans le poème des sens oubliés, des sens surgis d’usages anciens.

Pour Heidegger, le poète est ainsi cet homme dont le dit, unique, fait parler la langue et ne peut être dit qu’en laissant la parole à la langue. Or quelle est cette langue qui, de son côté, peut prendre la parole qu’on lui donne pour, elle-même, dire le dit du poète ? Sûrement pas cette langue réduite à un outil de communication dans ce monde globalisé d’aujourd’hui, dominé par sa suractivité et sa recherche éperdue de la puissance. C’est au contraire une langue qui entretient avec le sol une relation de filiation. Et sans doute que le rôle de la pensée, par-delà l’aventure métaphysique et ses mirages, est-il de veiller sur cette relation fragile…

On voit donc que, pas moins que Nietzsche, Heidegger ne pouvait échapper au soupçon d’avoir avec le National-socialisme une proximité douteuse. On comprend aussi pourquoi Heidegger lui-même a pu se laisser séduire, en tout cas au début, par cette aventure politique : le thème de la langue et de sa relation au sol a des résonances incontestables avec le thème de la patrie, du « Heimat », célébré à l’envi par les idéologues nazis. Mais là s’arrête l’affinité et on se gardera bien de suivre certains maîtres-accusateurs dans leurs extrapolations.

Heidegger n’était pas le penseur d’une quelconque domination de la Germanie sur le reste du monde, ni d’un quelconque mépris raciste de certains peuples…

Il est d’ailleurs regrettable que, entre philosophes, on se laisse parfois aller à des attaques qui relèvent de la stigmatisation politique : le vrai débat est ailleurs, dans la cohérence et la pertinence d’un propos, et non dans sa conformité ou non à une pensée dominante. Mais peut-être faut-il dire pour conclure que la faute de Heidegger est d’avoir prêté le flanc, en laissant en suspens la question de la relation entre les différentes cultures du monde… La question du jeu de l’échange linguistique et de la rencontre poétique des hommes par-delà la frontière de leurs langues et de leurs sols.

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