La Révolution Freudienne

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Depuis le début du siècle dernier, la vie intellectuelle est marquée par l’irruption d’une nouvelle discipline scientifique, issue de la médecine, d’une branche de la médecine – la neuropsychiatrie – mais qui va rapidement se poser en rivale de la philosophie. A partir de la révolution freudienne, on peut se présenter en société comme un intellectuel, et comme un intellectuel « utile», sans rien devoir ou presque à la tradition philosophique et même en la regardant avec une note de dédain.

Cette attitude hautaine est bien sûr d’une grande injustice et synonyme d’une certaine ignorance, ou plutôt d’une ignorance certaine. Bien que de ce point de vue elle ne diffère guère de celle de bien des représentants de la science positive, pour qui la philosophie, dans sa forme de métaphysique, n’est qu’un vain et interminable débat autour de concepts sans lien avec le réel.

Mais le conflit avec la philosophie, dans le cas de la psychanalyse, prend d’autres proportions parce que cette dernière prétend légiférer sur un terrain qui est habituellement celui de la philosophie et à propos d’un sujet qui est philosophique par excellence : l’âme humaine !

L’attaque de la psychanalyse contre la philosophie a pris une ampleur particulière du fait que la philosophie est elle-même en crise. Depuis Kant et jusqu’à Heidegger en passant par Nietzsche et Husserl, il y a une mise en cause qui vient de ses propres rangs. Mais l’impression vue de loin, l’illusion d’optique pour ainsi dire, c’est que la philosophie est mise à mal par cette nouvelle rivale qui a surgi de la médecine.

D’où un certain triomphalisme indu auquel ont pu se laisser aller les psychanalystes. Un triomphalisme qui, on le verra tout au long de cette chronique nouvelle, vaudra à la psychanalyse bien des attaques à son tour.

Mais revenons pour commencer à cette révolution freudienne : en quoi consiste-t-elle précisément ? Il y a bel et bien quelque chose de nouveau qui bouleverse le paysage. Ce quelque chose de nouveau renvoie à l’usage de la parole dans la guérison des maladies mentales. Entendons-nous : la médecine n’a pas attendu Freud pour recourir à la parole comme technique thérapeutique. Mais la parole n’avait pas alors le même sens.

Dans l’antiquité grecque et latine, puis dans la tradition de la médecine arabe, on a eu recours à la parole. Le patient était associé à l’effort d’investigation, à l’établissement du diagnostic. Dans le même temps, cet échange verbal pouvait être conçu comme propice à l’instauration d’une relation de confiance, elle-même favorable à la guérison. Freud va cependant beaucoup plus loin : il met la parole au centre de l’approche thérapeutique et il la met face à un patient pour qui la parole est devenue justement le lieu d’un échec de la relation avec autrui.

Le fou à qui l’on parle, cela renvoie à une expérience limite de la parole. Peu importe ici que la folie dont on parle soit totale ou partielle, que ce soit une démence pure et simple ou alors une psychose où le sujet connaît des états alternés de relative lucidité et de confusion mentale. Il s’agit toujours d’user de la parole dans un échange où celle-ci est globalement défaillante. Et les failles de cette parole acquièrent justement une importance essentielle.

Pour saisir l’enjeu de cette rupture engagée par Freud avec les usages en vigueur à son époque chez les psychiatres, on peut tenter un parallèle avec Socrate et avec l’épisode de l’esclave de Ménon. Dans le sens où l’activité philosophique s’affirme lors de cette rencontre comme une activité inclusive et non plus élitiste. Le jeu dialectique par lequel l’esprit s’achemine vers la vérité est un jeu qui n’exclut personne parmi les êtres humains.

Pas même ceux d’entre eux dont l’esprit semble installé à demeure dans l’ignorance, comme les esclaves. Socrate est contre les sophistes qui prétendent être les détenteurs du savoir, mais il est aussi l’ennemi de ceux qui voudraient réserver la recherche du savoir au cercle restreint d’initiés triés sur le volet.

De la même manière, en centrant la thérapie sur la parole, Freud sort le malade mental de l’isolement et du déclassement social auquel le condamnait la perte de son pouvoir de produire un discours sensé. L’attention à sa parole, malgré son imperfection, ou plutôt à cause d’elle, induit une réhabilitation : le malade regagne le cadre de la communauté humaine, de la même manière que l’esclave de Ménon, dans le récit de Platon, réintègre théoriquement la communauté des « amoureux de la sagesse» qui recherchent la vérité, des philosophos.

La philosophie n’est pas le lot réservé des savants et la dignité attachée à l’usage de la parole, et à l’écoute attentive de l’autre, n’est pas non plus le privilège de l’homme dit sensé…

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