En 1750, Jean-Jacques Rousseau a 38 ans et il participe à un concours organisé par l’Académie de Dijon. Celle-ci posait la question suivante : est-ce que le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ?
La réponse qui s’imposait à l’époque, et qui s’imposerait sans doute encore aujourd’hui en bien des milieux intellectuels, consisterait à dire oui. Parce que, ferait-on valoir, la corruption des mœurs est toujours l’effet de l’ignorance qui règne dans le peuple.
Il y a comme une relation d’équivalence dans les sociétés humaines entre l’emprise des croyances aveugles, des superstitions et des préjugés d’une part et, d’autre part, l’abandon de la droiture dans les agissements. Comme si l’affaiblissement de l’esprit qui, au lieu de s’en tenir à ses propres lumières pour distinguer le vrai du faux, s’en remet à des idées apprêtées, signait par cette démission, dans le même mouvement, le renoncement à ce qui est droit et juste sur le terrain de l’action.
De sorte qu’éduquer l’esprit à porter «des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui», comme dit Descartes dans les Regulae, c’est le détourner, au moins progressivement, de tout ce qui corrompt les mœurs… Ainsi peut-on dire aussi, en prolongeant cet axiome, que plus il y a d’écoles, moins il y a de prisons… et de fripons !
Rousseau, pourtant, ne va pas répondre par l’affirmative. Et il va remporter le concours. L’équivalence que nous venons d’évoquer, il la conteste. Non seulement il la conteste, mais il voit dans l’engouement pour les sciences et les arts la cause d’une corruption des âmes à son époque. Il lui oppose l’innocence et la vertu des peuplades simples qui ne cherchent pas à faire violence à la nature dans leur mode d’existence.
La position de Rousseau à l’égard des sciences et des arts rappelle dans une certaine mesure celle de Pascal, dont on sait qu’il a repris la critique augustinienne de la passion de la connaissance scientifique comme «concupiscence», comme «libido sciendi».
Saint Augustin, comme nous l’avons mentionné dans un article précédent, distinguait trois formes de concupiscence qui éloignent de l’amour de Dieu : l’orgueil, la chair et la curiosité. La passion de la connaissance relève de la troisième forme de concupiscence. Mais, en réalité, elle peut très bien s’allier à la première, à l’orgueil, quand elle met le savoir acquis à la faveur de la «libido sciendi» au service d’une domination de la nature…
Un retour vers le paganisme…
Lorsque l’Académie de Dijon parle, dans le sujet qu’elle propose, des «sciences et des arts», le mot «arts» est synonyme de «techniques» et non d’œuvres artistiques. Ce qui signifie que nous sommes vraisemblablement dans le cas de figure de cette alliance entre curiosité et orgueil, curiosité et volonté de domination. Et la critique augustinienne pourrait donc s’appliquer à un double titre…
Mais, contrairement aussi bien à Pascal qu’à saint Augustin, ce qui importe à Rousseau, ce n’est pas que les sciences et les arts détournent de Dieu et de son adoration, c’est qu’ils contrarient la nature. L’homme moderne des sciences et des arts est un homme dénaturé…
Toute l’œuvre de Rousseau, jusqu’à son texte principal – l’Emile – consistera à essayer de rétablir les conditions d’une réconciliation de l’homme avec la nature. Car, dans la rupture, il y a non seulement corruption des mœurs, mais il y a aussi malheur, ou en tout cas risque aggravé de passer à côté du bonheur… L’homme moderne, disciple de Descartes, ayant réduit la nature à un champ de connaissances, fait fausse route !
Avec Rousseau, on peut dire qu’on assiste à une première insurrection contre le règne de la science objective et de la maîtrise de la nature à travers le phénomène de la technique… Plus près de nous, l’Allemand Martin Heidegger nous en offrira à sa façon une autre version, qui comporte avec celle de Rousseau le point commun de nous inviter à faire retour vers un monde antique où la religion dominante n’est pas une religion révélée et où l’expérience du divin ramène vers une certaine communion avec la nature.
Ce sera encore, moyennant là aussi beaucoup de nuances, la voie du courant romantique parmi les poètes, les romanciers et les musiciens.
Un pareil retour vers le paganisme n’est pas à concevoir comme un rejet pur et simple de la modernité. Il veut en être la correction. D’autre part, même si ce mouvement inaugure une redécouverte de l’Antiquité, qui culminera au XIXe siècle, et qui relèvera dans la culture grecque et latine, par-delà les figures de Platon et surtout d’Aristote, un aspect plus méconnu, lié aux «traditions» politiques et religieuses, on reste avec lui dans une logique d’insurrection : d’insurrection contre l’insurrection cartésienne, contre l’avènement de l’ego cogito dont le triomphe est synonyme de soumission de la nature au critère du certain et de l’indubitable.
Mais dire que nous avons affaire à une insurrection, c’est affirmer qu’il est toujours question d’un ego qui s’insurge : et c’est ce qui est profondément étranger à l’âme de la pensée antique, telle qu’elle nous a été révélée dans de précédentes chroniques, aussi bien dans son versant grec que dans son versant abrahamique.
Le «je sens» remplace le «je pense»
Ce redoublement de l’insurrection ouvre la voie à deux options, qui vont déterminer dans leur diversité les différentes figures du mouvement dont nous parlons. La première option se veut reprise, dans des termes différents, de l’insurrection cartésienne.
Ce qui va avoir une incidence directe sur la définition de la relation entre l’âme et le corps d’une part, entre l’âme et le monde extérieur d’autre part. La seconde option est une insurrection contre le principe même de l’insurrection, en laquelle on soupçonne que réside le cœur du problème, indépendamment même de ce sur quoi elle porte ou ce contre quoi elle se dresse.
La pensée de Rousseau s’inscrit plutôt dans la première option : elle suggère une autre modernité. Celle d’un ego qui entre en harmonie avec la nature en tenant la bride à ses ambitions de domination par l’intellect et qui cultive en revanche le sens de la «sympathie» avec les autres êtres de la nature, bêtes ou humains.
Comme pour Leibniz, la relation de l’âme au monde est d’harmonie, mais cette harmonie renonce ici à sa dimension intellectuelle et mathématique pour faire prévaloir quelque chose qui relèverait d’une continuité de la nature et de ses pulsations. Cela est dû au fait que l’essence de l’âme n’est plus elle-même «je pense», mais «je sens»… Et que la nature, de son côté, n’est plus réductible à un espace mathématique — numérisable, dirait-on aujourd’hui — mais qu’elle vit comme l’homme vit.
Un tel changement de position va peut-être permettre d’échapper à une difficulté que nous avons reconnue précédemment, quand nous avons évoqué l’impossibilité pour l’âme — substance pensante — de se constituer pour elle-même son propre objet, en se mettant pour ainsi dire dans la peau de la substance étendue…
Dès qu’elle se propose comme objet possible de connaissance, elle nie en effet le statut propre auquel est attachée son essence…
La science de l’âme, la psychologie, se trouve-t-elle une issue à travers la remise en cause de la séparation dure qu’effectue Descartes entre les deux substances, la pensante et l’étendue ?
On sort sans doute du point aveugle que l’âme est pour elle-même dans le scénario cartésien, mais la question est désormais la suivante : de quelle connaissance disposons-nous, aussi bien pour le monde extérieur que pour l’âme elle-même, maintenant que les sens se mêlent de connaissance ? Ne faut-il pas craindre que la possibilité même de connaître s’évanouisse pour l’homme ?