L’opposition à Hegel à travers la pensée de Kierkegaard a ouvert des perspectives du point de vue de notre sujet : c’est le thème du salut, dans sa reprise moderne par l’existentialisme qui, comme nous l’avons dit la semaine dernière, va entraîner l’approche psychothérapeutique sur un terrain nouveau : celui du religieux. Et cela même quand cette approche se réclamera d’une pensée athée.
La psychanalyse aujourd’hui ne peut pas être séparée, dans sa conception, d’une logique du salut, qu’elle le reconnaisse ou qu’elle refuse de le reconnaître. Ce qui confère au psychanalyste le rôle qui fut autrefois celui du prêtre, avec toutes les conséquences imaginables sur la relation escomptée de transfert. Nous y reviendrons sans doute.
Mais notre propos désormais est de considérer dans quelle mesure il était judicieux et justifié pour Kierkegaard d’utiliser la pensée de Hegel comme une sorte d’antithèse à son mouvement de retour à l’idéal chrétien. Comme si Hegel était, derrière un christianisme affiché ou déclaré, l’instigateur caché d’un athéisme qui allait se répandre dans les milieux intellectuels européens. Auquel cas il nous faudrait relever toutes les retombées possibles de cette voie secrète sur notre sujet.
On parle communément d’un hégélianisme de gauche, qui représente justement une des grandes références de l’athéisme moderne à travers les deux figures centrales que sont Ludwig Feuerbach (1804-1872) et Karl Marx (1818-1883). Il est incontestable que le fait que pareil courant de pensée trouve son ancrage dans la philosophie de Hegel donne à réfléchir. Et conforte les soupçons de Kierkegaard.
Il faut pourtant relever que le passage de l’hégélianisme à l’hégélianisme de gauche ne se fait pas sans une certaine opération dont la nature paraît tout à fait étrangère à la pensée de Hegel. Il s’agit de considérer que le thème de l’Esprit dans la conception de l’Histoire universelle et de son développement à travers les âges est une sorte de concession faite à une pensée théologique, ou un résidu de christianisme que, par manque de clairvoyance ou plutôt de courage, l’auteur de la Phénoménologie de l’Esprit a préféré garder.
L’opération consiste donc en une ablation qui place l’essentiel de son mérite dans l’absence d’état d’âme qui la caractérise. La dialectique qui gouverne l’Histoire, avec Marx, n’a plus rien à voir avec ce qui, de son point de vue, est la fiction d’un Esprit agissant. Elle est désormais celle de la seule réalité à laquelle il est donné à l’intelligence humaine de reconnaître une existence : la matière ! La marche de l’Histoire et de l’humanité relève donc d’un «matérialisme dialectique», débarrassé de toute pensée religieuse, de toute considération provenant de «l’opium des peuples».
La critique du moralisme
On voit quel virage nous fait prendre cette opération d’ablation de l’Esprit dans la conception de l’âme et de sa guérison. La piste est double, à vrai dire. D’un côté, celle qui suggère que l’âme humaine est elle-même une rémanence du discours religieux et, pour ainsi dire, une imposture du discours philosophique qui ne parvient pas à couper le cordon avec son passé religieux.
De l’autre, celle d’une pensée qui prête aux humains la capacité de fabriquer des fictions et d’y croire, de s’auto-abuser, de tomber dans le panneau de ses propres inventions. Y compris parfois au nom de la vérité… Mais le vrai combat pour la vérité, considéré sous l’angle de ce virage théorique, c’est justement celui qui est mené contre la propension des hommes à produire de la croyance et de l’illusion, non pas pour tromper autrui, mais pour se tromper eux-mêmes.
On a reconnu ici le portrait du malade psychique tel qu’il nous sera présenté par la psychanalyse freudienne : victime de ses propres affabulations, qu’il défend les yeux ouverts et auxquelles il s’agit de l’arracher. Le névrosé est celui qui «théologise», de façon compulsive !
Pour nous résumer, nous sommes donc en présence d’un cadre théorique qui pousse dans la direction d’une physique des phénomènes psychiques, d’où l’élément spirituel est banni, mais où la recherche de la vérité relève d’une part d’une observation sèche et austère, d’autre part d’un travail volontariste de démystification de tous les éléments qui cherchent à produire de l’illusion par un retour à l’élément de la fiction spirituelle.
Notons qu’à ce point de confluence de l’hégélianisme — l’hégélianisme dé-spiritualisé — une jonction devient possible avec l’empirisme… Encore un sujet qu’on préfère toutefois laisser pour plus tard : empirisme et matérialisme (post-hégélien) dans la psychologie moderne !
Mais il nous faut dire un mot sur ce qui, dans l’hégélianisme, a pu rendre possible le virage en question, même si ce dernier représente une violence faite à la vraie pensée de Hegel.
Tout d’abord, il y a l’attaque menée contre le «moralisme», y compris et jusque chez Kant : ce qui préfigure celle, plus franche, de Nietzsche. Le Dieu de Hegel n’est pas soumis aux normes de la morale telles que nous les connaissons…
Rappelons-nous que Leibniz avait déjà introduit une part de mal dans l’œuvre divine en nous parlant de «meilleur des mondes possibles». Le principe du meilleur résorbait le «mal nécessaire» : Dieu permet que du mal existe dans le monde parce que ce mal n’est pas dissociable d’un monde de «compossibles» et que, d’autre part, ce monde est le meilleur qu’il soit possible de concevoir.
Le terrain de l’athéisme
Avec Hegel, le mal n’est plus seulement permis par Dieu : le fait pour lui d’entrer dans le plan divin le fait basculer dans le bien. Ce qui signifie que la frontière entre le bien et le mal, telle que définie par la morale, n’est que l’expression d’une perspective «humaine, trop humaine», pour emprunter à Nietzsche une expression qui lui revient.
Changer de perspective, adopter celle de Dieu — la plus universelle qui soit — c’est découvrir le vrai visage du bien et du mal et se rendre compte du même coup de la non-pertinence des normes humaines dans ce domaine. Le problème, c’est que les abominations commises dans l’histoire par les hommes ainsi que les tragédies subies par eux se trouvent ainsi toutes justifiées, voire sanctifiées par l’œuvre finale de l’Esprit.
D’autre part, Kierkegaard va nous entraîner dans ses Miettes philosophiques sur le chemin d’une explication éclairante en montrant qu’il existe une différence entre la relation maître-disciple et la relation dieu-homme : le maître (Socrate, par exemple) ne saurait jamais être plus que l’occasion de la vérité pour le disciple. De sorte qu’il est toujours en droit de se défendre de toute dette que le disciple voudrait lui reconnaître : car la vérité était déjà en lui, lui le disciple, et on n’a fait que l’amener à s’en souvenir.
Il n’en va pas du tout de même dans la relation dieu-homme, car ici la vérité est apportée et elle l’est à un homme qui s’en éloigne positivement. Kierkegaard parle d’une conversion à la vérité qui est renaissance : l’homme qui accueille la vérité est un homme nouveau ! Le dieu a apporté une vérité qui ne se trouvait pas préalablement dans le disciple ; qui s’y trouvait d’autant moins qu’il luttait contre elle. Ce qui veut dire que le dieu apporte non seulement la vérité mais aussi la condition permettant désormais de l’accueillir.
Raison pour laquelle il ne saurait être simple occasion. Et, dans la mesure où il n’est pas que l’occasion, la dette envers lui prend ici tout son sens et elle est inséparable de la vérité elle-même. Voilà, en somme, ce que Hegel s’acharne à ne pas voir en s’arrogeant le privilège du dieu alors qu’il n’est qu’un maître… mais un mauvais maître puisqu’il n’en a pas la modestie !
Pour Kierkegaard, Hegel est dans le déni de ce qui caractérise la vraie relation dieu-homme, puisqu’il l’appréhende à l’aune de sa propre relation en tant que maître à ses disciples berlinois et autres. Or il s’agit bien d’une manière de vider l’espace du divin de son contenu propre. Donc d’un côté on impute à Dieu des agissements contraires à la morale, c’est-à-dire très précisément aux enseignements que tout fidèle reçoit comme constitutifs de la divinité de Dieu et, d’un autre côté, on le ramène sur le sol de la relation humaine entre maître et disciple. Sommes-nous exhaustifs dans notre diagnostic ? Peut-être pas !
Mais cela suffit pour deviner de quelle façon Hegel a préparé le terrain à l’athéisme qui s’est greffé sur sa philosophie.