Pendant toute une première partie de l’époque moderne, la question de l’âme est prise dans la querelle entre rationalisme et empirisme. C’est-à-dire que sa conception demeure tributaire de l’angle défini par une problématique qui relève de la philosophie de la connaissance, où la question décisive revient à se demander si la recherche par l’homme de la vérité doit faire l’objet d’un moment critique préalable, à travers le doute radical, ou si ce moment doit au contraire être évité, à l’instar d’un écueil ou d’une impasse, en visant plutôt, ou plus modestement, une forme asymptotique de l’approche du vrai par élimination des hypothèses fausses…
Dans les deux cas, cependant, le point de départ est le sujet ramenant à soi le monde pour déterminer dans quelle mesure il peut l’obliger à prendre place dans le champ de sa connaissance. Et il n’y a rien d’étonnant à cela si l’on se souvient que cette insurrection moderniste, dans sa double version méthodologique, survient en réponse ou en réaction à ce que nous avons appelé, il y a de cela plusieurs semaines, «l’âme justiciable».
Or cet angle particulier nous cache un point de vue autre. A savoir que l’âme n’a de réalité qu’au regard d’autrui, et d’abord de cet autre qui ne saurait se réduire à un objet au regard d’un sujet : Dieu ! Il faut en tout cas admettre l’idée que l’âme a une existence en dehors et indépendamment de la posture déterminée par sa volonté de connaître. Il se peut que, plus profondément, l’âme soit chose aimante, désirante, craignante, tremblante… reconnaissante aussi, avant d’être une chose connaissante ou une « substance pensante », comme dirait Descartes. Il se peut même que, paradoxalement, c’est une façon pour elle de se dérober à soi que de se figer dans la posture de sa volonté de savoir.
L’idéal du poète-dialecticien
Le Danois Sören Kierkegaard (1813-1855) incarne cette insurrection seconde contre l’ordre de la modernité en déplaçant le point de départ. Et ce déplacement, il va l’effectuer à la faveur de son opposition à Hegel et, au-delà de Hegel, à la philosophie en général dès lors surtout qu’elle se présente sous la forme d’un système.
C’est pourquoi on trouve chez lui une attirance pour Socrate dont Platon est excepté : le premier incarne le penseur qui ne produit pas de système, tandis que la constitution du système est au contraire ce qu’inaugure la pensée du second.
Mais il est évident que Hegel représente, plus qu’aucun autre peut-être, l’option du système. De plus, il est le philosophe qui, à l’époque de notre auteur, marque de son empreinte la vie intellectuelle à l’échelle de l’Europe tout entière.
Kierkegaard, on peut le dire, a consacré son œuvre à contredire le philosophe allemand.
Mais les endroits où l’opposition est frontale et explicite ne sont pas si nombreux. En voici un exemple, tiré d’un ouvrage peu connu, La neutralité armée (1849), où il se présente comme un «poète-dialecticien» : «Le poète, ou mieux le poète-dialecticien, ne se donne pas lui-même pour l’idéal (…) Mais il présente l’idéal afin que chacun, si bon lui semble, puisse dans une solitude silencieuse comparer sa vie à l’idéal».
On l’aura compris, l’homme qui se donne lui-même pour l’idéal n’est autre que Hegel. En lui s’accomplit le savoir absolu, parce que la dialectique qu’il développe à l’usage de sa pensée ne fait plus qu’un avec le mouvement de l’Esprit s’affirmant dans l’Histoire universelle. Hegel, autrement dit, réalise en sa personne particulière l’idéal de l’incarnation de l’Esprit : incarnation dont Jésus-Christ n’est finalement qu’une représentation seulement annonciatrice et imagée.
Les travaux forcés du savoir
Il faut bien voir à ce propos comment un certain christianisme de Hegel pousse dans ses retranchements une pensée chrétienne plus ancienne qui peine à admettre que les événements rapportés par les Évangiles ne seraient que précurseurs et allégoriques dans la marche de l’Histoire. Pour elle, le point de vue hégélien pourrait bien relever quant à lui d’une prétention injustifiée, qui pèche au moins par manque de modestie.
Toutefois, Kierkegaard va plus loin et rappelle la position de l’homme par rapport à ce qui est le vrai idéal - le Christ traversant ses épreuves terrestres : pour « y comparer sa vie », mais d’abord pour l’avoir à l’esprit. Et il n’hésite pas à réintroduire dans le discours philosophique des notions propres au langage théologique, comme le péché, la peccabilité ou la culpabilité, qui ont perdu toute signification du point de vue de la théologie hégélienne.
Dans ce sillage, se met en place aussi une approche psychologique centrée sur la notion d’angoisse, dont la manifestation dessine de façon irréversible la distance infranchissable qui existe entre l’âme humaine et Celui par rapport à qui prend sens aussi bien la faute que le pardon, la chute que la rédemption.
Le discours est assurément celui d’un homme de foi, d’un chrétien luthérien qui ne cache aucunement ses convictions, mais ce qu’il nous dit n’est pas exactement l’effet d’une intrusion clandestine du religieux dans le philosophique : il est, pour lui en tout cas, la correction d’un discours philosophique qui s’égare…
C’est pourquoi il ne nous est pas permis de le considérer avec légèreté ou condescendance. N’oublions pas que c’est ce point de vue chrétien de Kierkegaard qui ouvre pour la philosophie moderne la voie de l’existentialisme : existentialisme qui, plus tard, se donnera parfois une forme athée et antireligieuse.
Autrement dit, c’est à la faveur de cette cassure — à partir d’un retour au christianisme — de l’unité hégélienne entre le sujet et Dieu que s’ouvre désormais pour l’âme l’espace d’une singularité absolue qui est en même temps une singularité rebelle à toute absorption par l’Absolu.
Que l’âme affronte l’angoisse de sa propre liberté face à la majesté de Dieu ou qu’elle se retrouve face au vertige de sa propre solitude, il y a dans les deux cas une rupture qui s’est réalisée avec l’âme prisonnière de son statut d’instance cognitive, enfermée dans les travaux forcés de sa recherche de la vérité : elle subit désormais le fait brut de son être-là… Et de sa recherche immanquable de… salut.
De salut pour elle-même, qu’il soit céleste ou terrestre, et par rapport à quoi le destin de la psychanalyse ne restera pas indifférent. Car elle aussi, par-delà sa vocation à guérir l’âme, se trouve irrésistiblement attirée dans le rôle de pourvoyeuse de salut, à côté et en concurrence avec toute église !