«Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.» Ainsi débute le quatrième évangile, l’évangile de Jean, de façon fort différente d’ailleurs des trois autres évangiles dits «synoptiques». Ce «prologue» de Jean, comme on l’appelle, fait écho au tout début du texte de la Bible qui énonce : «Au commencement Dieu créa les cieux et la terre». Il y fait écho tout en le reprenant, en lui imprimant une signification nouvelle.
La création des cieux et de la terre, à la différence de celle qui prévaut par exemple dans la conception grecque de la naissance du monde, est ici, en «terre monothéiste», une création «ex-nihilo», selon l’expression consacrée : création à partir du néant, sans qu’une matière préexistante serve de substrat. D’autre part, cette création ex nihilo est une création par le verbe. Dieu crée par la force de sa parole : «Que la lumière soit. Et la lumière fut», dit encore le texte de la Genèse…
Ce qui vaut pour la lumière qui éclaire le monde vaut aussi pour le monde lui-même.
Cette conception, bien sûr, n’est pas propre à la pensée juive : elle domine toute la tradition qui en est issue. Le monothéisme consacre le principe d’une parole divine créatrice.
Mais le christianisme opère ici un rapprochement avec la pensée grecque à travers ce mot largement évoqué dans notre précédente chronique : le «Logos». Car c’est par le terme de « Logos » que Jean l’évangéliste évoque cette parole qui était «au commencement», cette parole qui était «avec Dieu» et qui était… Dieu lui-même ! On se souvient en effet de la sentence de Héraclite dans laquelle il nous invite à écouter, non pas ce qu’il dit lui, mais ce que dit le Logos. Et que dit le Logos ? Il dit que «Tout est un» ! Il dit l’unité de tout, donc l’unité aussi du locuteur avec le monde au moment où il affirme l’unité du tout.
En se plaçant du point de vue de l’historien, on hésitera pourtant à reconnaître un lien entre la pensée de Jean l’évangéliste – on estime la rédaction du quatrième évangile entre l’an 80 et l’an 110 ap. JC – et celle de Héraclite (535-475 av. JC). Pas seulement parce que six siècles séparent les deux hommes, mais aussi parce que l’époque de rédaction des évangiles correspond à celle où une autre pensée donnait une place centrale au «Logos» et où elle était elle-même prédominante : il s’agit du stoïcisme.
Est-ce que, à travers le quatrième auteur des évangiles — dont on se demande par ailleurs s’il ne renvoie pas en réalité à une pluralité de personnes —, le monothéisme n’est pas en train de se donner une forme qui le rend plus «lisible» et plus familier aux yeux d’une élite intellectuelle marquée par la philosophie stoïcienne dans l’empire romain ? On ne peut tout simplement pas le nier. Le Logos est pour les stoïciens l’intelligence qui gouverne le monde et il désigne une sorte de divinité supérieure et universelle qui siège par-dessus les divinités des différents panthéons. Le Logos c’est aussi le Dieu des sages par opposition aux divinités plurielles de la masse ignorante des croyants.
Mettre en avant le «verbe» de Dieu et donner à ce verbe le nom de «Logos», c’est bel et bien jeter un pont entre le monothéisme et la philosophie dominante de l’époque. Mais une fois que le pont a été jeté, il faut s’empresser de rappeler quelques différences fondamentales, dont la plus importante est que le verbe divin dans le monothéisme est un verbe qui interpelle et qui réquisitionne.
Le sage stoïcien est celui dont l’intelligence se confond avec l’intelligence universelle. Sa sagesse réside en quelque sorte dans cette perte de soi, dans cette fusion à la faveur de laquelle son identité se trouve immolée sur l’autel de l’universel.
A l’inverse, l’homme qui, à la suite d’Abraham, se met à l’écoute du verbe divin est un élu : son identité singulière devient centrale. La fusion laisse ici la place à un face-à-face par lequel la parole prend la forme d’un jeu d’appel et de réponse. Chacune des trois religions monothéistes représente en quelque sorte un aspect de ce jeu à la faveur duquel l’homme se trouve confronté à son élection, qui fait de sa vie un événement unique et central de l’Histoire.
S’il est assez clair qu’au-delà de leur identité lexicale le logos monothéiste et le logos stoïcien renvoient à des expériences tout à fait différentes, on peut se demander ce qu’il en est de la relation entre le même logos monothéiste et le logos dont nous a parlé Héraclite. Car même si le stoïcisme se réclame de la pensée d’Héraclite, il n’est pas vrai qu’Héraclite puisse être rangé parmi les sages stoïciens. Il s’en faut de beaucoup.
La grande affaire d’Héraclite, comme des autres penseurs grecs de son époque, c’est l’aléthéia : qu’en est-il de l’être en vérité ? La joute qui les oppose, tous ces penseurs, d’est en ouest de la Grèce et durant les trois siècles qui séparent, en gros, Thalès d’Aristote, cette joute tourne autour de la question de la vérité. D’autre part, la joute n’est pas le résultat de la mise en présence, a posteriori, des différentes tentatives menées par les uns et les autres afin de dire la vérité de l’être : elle est le cadre sans lequel ces tentatives n’auraient pas pris forme. Elle est ce qui les rend possibles !
En un sens, les penseurs grecs de cette période reproduisent dans leur relation les uns avec les autres le type de relation qui a existé entre les différentes cités grecques : une relation de rivalité, de guerre parfois, mais qui donne finalement lieu à une expérience commune de civilisation qui aura quand même été un événement tout à fait marquant de l’histoire universelle.
La découverte par Héraclite du Logos, du Logos qui prend lui-même la parole pour déclarer ce qu’il en est de la vérité, et dont il s’agit de recueillir le dire, cette découverte s’inscrit donc elle-même dans le jeu de cette joute. On est tout à fait à l’opposé, par conséquent, de cette sagesse stoïcienne qui impose l’ordre de son harmonie universelle, en faisant des différents sages dans le monde — idéalement du moins —, la même voix unique du Logos universel. Bref, la pensée d’Héraclite, pour laquelle Polémos — la guerre, ou le conflit — est père de toutes choses, ne saurait s’accorder avec la pensée stoïcienne dont le souci est de mettre la pensée humaine au service, non de la recherche de la vérité, mais du gouvernement du monde.
Cette posture typiquement grecque d’Héraclite, cependant, pose aussi la question de savoir quel lien la question de la vérité peut bien avoir avec le Logos issu du monothéisme… Y en a-t-il aucun d’ailleurs ?