L’écritoire philosophique/A la lisière du sacré

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Cette pente fut celle d’un certain platonisme qui a traversé presque toute l’histoire de la philosophie… Nous la retrouvons chez les grands mystiques de l’Islam comme Ibn Arabi, mais nous la retrouvons aussi dans des conceptions plus profanes, où l’union des âmes humaines, relevant d’une sorte d’alchimie, est maintenue hors de la rencontre charnelle à la faveur d’un code de conduite…

C’est ce qu’on trouve chez un auteur comme Ibn Hazm, dans son Collier de la colombe, pour rester en terre d’Andalousie, et c’est ce qu’on trouve aussi dans l’amour courtois des troubadours et des trouvères au Moyen-âge en Europe chrétienne.

Cette soumission de l’amour à un code de conduite, d’inspiration religieuse, quels que soient ses avantages sur le plan social, relève d’une décision qui est étrangère à la démarche philosophique, qui marque bien plutôt la démission de cette démarche. C’est pourquoi les philosophes refusent généralement ce code : ce n’est pas tant pour ce que cela leur coûterait de privations, c’est tout simplement parce que se conformer à un tel code est une négation du devoir d’intelligence, sans lequel la vocation philosophique perd son sens et sa légitimité. On ne s’étonnera donc pas que, après son écrit de jeunesse audacieux mais où il consacrait le principe d’un tel code de conduite, Ibn Hazm ait laissé une œuvre qui en fait davantage un théologien et un juriste conservateur qu’à proprement parler un philosophe…

Un des rares exemples que l’on ait d’une relation amoureuse de deux philosophes, celle d’Abélard (1079-1142) et Héloïse (1092-1164), a donné lieu à une relation épistolaire où il n’est pas question de code entre les amants, mais d’un effort partagé de conciliation avec les exigences de la vie spirituelle. Le thème de la retenue et de l’abstinence, quand il est évoqué, devient ici le pendant d’un engagement personnel. Le combat contre la passion, contre ses excès, ne correspond pas dans le cas présent à la mise en conformité de sa conduite à une norme préétablie, mais à la fois à une recherche philosophique laborieuse sur le sens du lien qui existe entre amour profane et amour sacré et à un travail de construction de l’amour et de consolidation toujours plus poussée de ses assises…

Il faut cependant noter ici que cette relation épistolaire se prolonge alors que les deux amants sont désormais séparés, géographiquement et de façon définitive, puisqu’ils se sont retirés tous les deux dans la vie monastique, après avoir eu pourtant un enfant de leur union. L’histoire de cette relation, comme on sait, fut beaucoup celle de ses adversités, des oppositions qu’elle a rencontrées au sein de l’environnement social et religieux.

Le lecteur pourrait s’interroger sur les raisons pour lesquelles on préfère se transporter dans les profondeurs du passé moyenâgeux alors que, beaucoup plus proche de nous, nous avons l’exemple d’un couple de philosophes qui a plus ou moins défrayé la chronique parisienne dans les années d’après-guerre. La raison est que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont bien été «en couple», mais que leur amour n’a été ni un fait central de leur relation ni l’élément moteur de leurs recherches philosophiques. D’autre part, on ne retrouve pas dans cet exemple tardif l’équilibre fragile, et si essentiel, d’une relation profane qui s’ouvre sur le sacré au point d’y basculer, et qui pourtant demeure une relation humaine, dans toute sa dimension charnelle.

Penser l’expérience amoureuse telle que nous la situons—en territoire profane mais à la lisière de celui du sacré—, c’est nécessairement se confronter à la différence qui existe entre les deux notions d’idole et d’icône. L’être aimé ne peut devenir un écran pour le regard qui s’émerveille du surgissement de l’être, et donc un piège sur son chemin en quête de la vérité, que s’il s’érige en idole. C’est l’idole qui masque l’horizon de l’être. C’est elle qui, au lieu de laisser le regard du désir passer à travers son visage propre vers l’infini du monde, l’arrête et le retient pour limiter sa portée aux contours visibles de son image propre.

L’épreuve du corps, celle de l’amour érotique, ne constitue une pierre d’achoppement pour la philosophie que dans la mesure où elle s’inscrit elle-même dans cette option idolâtrique de l’amour. Car la rencontre des corps, en dehors de cette option synonyme pour le couple d’enfermement sur soi, est elle-même prise dans l’élan vers l’ouvert : elle est habitation et peuplement du monde —«Umran», dirait Ibn Khaldoun—, parce que c’est ainsi que les corps célèbrent le monde après que l’âme l’eut célébré en le contemplant.

Le visage-icône qui ne craint pas que le regard de l’amant vise à travers lui l’invisible, dont il n’est alors qu’un scintillement, est cependant le lieu vers lequel reflue la puissance magnétique de l’invisible. En ce sens, plus il se fait relais transparent en direction d’un espace qui le dépasse, plus il gagne en intensité lumineuse et en centralité… Là où l’idole retient le regard aimant par une lumière dont l’intensité faiblit—ce qui l’oblige à devenir tyrannique pour empêcher qu’il se détourne d’elle—, l’icône ne cesse de croître en luminosité à mesure qu’elle ouvre sur la lumière du monde.

Il y a donc bien une philosophie qui peut naître et se développer dans l’expérience amoureuse : non seulement elle est possible, mais c’est peut- être cette expérience-là qui garantit que toujours se renouvelle pour le regard la merveille de l’être, là où le philosophe solitaire n’a plus affaire, dans son soliloque, qu’au résidu de l’étant.

Mais comment, dès lors, penser le dire philosophique : comme parole qui répond à l’autre, à l’être aimé, ou comme parole qui, à travers le regard de l’autre, répond d’abord à l’être ? Et que signifie ensuite que cette parole soit nécessairement proférée dans une langue qui, dans sa particularité, appartient à une terre?

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