Philosophie et psychanalyse /// Husserl, ou l’effondrement de la certitude de soi du sujet

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Le rapprochement que nous avons suggéré la fois dernière entre Nietzsche et Husserl se justifiait à travers le thème de la vie, en tant que cette dernière s’oppose à la volonté de certitude qui caractérise la civilisation européenne depuis Descartes. Très tôt, et dans le prolongement de Schopenhauer, Friedrich Nietzsche s’inscrit en faux par rapport à l’idéal moderne de l’homme théorique, en quoi il voit un signe de décadence de la civilisation occidentale.

L’approche d’Edmund Husserl est à vrai dire très différente. Et comment ne le serait-elle pas puisque les études qu’il fait dans sa jeunesse sont d’abord des études de mathématiques. C’est en réfléchissant sur la nature des concepts mathématiques qu’il bascule dans la philosophie et, à partir de là, dans la critique des sciences, laquelle critique le mène à affirmer que la crise des sciences est une «expression de la crise radicale de la vie dans l’humanité européenne».

Nous avons signalé également que Nietzsche se démarque de Schopenhauer en critiquant le pessimisme mais que, face à l’hégélianisme ambiant, il reste fidèle à celui que, dans ses Considérations inactuelles il appelle «l’éducateur», pour faire retour à Kant.

Il ne s’agit pas du tout de faire retour à Kant pour sa morale, mais pour réaffirmer la césure qui existe entre ce qui est connaissable — qui relève du phénomène, ou de ce que Schopenhauer appelle le «voile de Maya» — et de ce qui ne l’est pas, qui correspond à ce que Kant appelle la chose en soi, ou le noumène, et en quoi Nietzsche voit le gouffre sur lequel l’homme tragique bâtit courageusement son existence.

Or si Nietzsche demeure, en ce sens précis que nous venons d’indiquer, un kantien, tel n’est pas le cas de Husserl. Mais, justement, la comparaison entre Kant et Husserl est éclairante du point de vue de la pensée de ce dernier.

En effet, les deux proposent une certaine critique du doute cartésien et la critique de l’un et de l’autre donne lieu chaque fois à un courant philosophique : d’abord le criticisme, avec ses prolongements dans l’idéalisme allemand jusqu’à Hegel, et ensuite la phénoménologie, qui aura de son côté des prolongements — très intéressants pour nous — dans l’herméneutique et dans le débat autour de la psychanalyse.

«Il n’y a rien d’autre que le phénomène» !

Il est certain en tout cas qu’avec la phénoménologie husserlienne s’amorce un virage dans la pensée qui gravite autour de la psychanalyse. Nous avons évoqué le nom de Ludwig Binswanger dans notre précédente chronique.

De nombreux auteurs ont suivi, qui ont achevé de conférer au travail psychanalytique et aux soins dans les hôpitaux psychiatriques une tournure nouvelle, en rupture avec le principe fondamental de la relation sujet-objet, en quoi Binswanger voyait un «cancer»… Nous aurons à les approcher de plus près, en particulier ceux qui ont gravité autour de la Daseinanalyse : Medard Boss, Roland Kuhn… Sur le terrain philosophique, la réflexion s’est poursuivie en France avec des gens comme Henri Maldiney ou Françoise Dastur.

Quelle est donc cette différence entre Kant et Husserl dans leur critique du doute cartésien ? De façon schématique, disons que les deux contestent la possibilité de sortir du doute pour établir la réalité des objets en dehors du sujet pensant, ou doutant. On se souvient que l’argument du rêve poussait Descartes à se demander si les objets perçus ne pouvaient pas être de simples illusions de la conscience, au même titre que ceux qui nous sont donnés dans le songe et au sujet desquels il ne nous vient pas à l’esprit qu’ils pourraient ne pas exister.

Kant considère que la découverte de Dieu au fond de l’ego cogito est une fausse issue pour rejoindre le monde extérieur. Cette découverte relève de ce qu’il appelle une illusion transcendantale. Par conséquent, nous ne savons pas si quelque chose existe réellement en dehors de nous.

Ce que nous savons, c’est que des «phénomènes» assaillent notre perception dont nous pouvons penser qu’ils proviennent de choses existant en elles-mêmes — des «choses en soi» — mais ces choses nous demeurent en tout cas inaccessibles. Ce que nous disons s’applique en réalité à notre moi.

Nous en avons une connaissance en tant qu’il se donne à nous comme phénomène parmi les autres phénomènes, mais de là à savoir si nous avons une âme subsistante par-delà ce qui nous apparaît, nous ne pouvons en être certains, pas plus bien sûr que nous ne pouvons avoir une connaissance de sa nature : l’âme est du côté de la chose en soi et, à ce titre, elle est inconnaissable.

Avec Husserl, la question de savoir si une chose en soi se tient ou pas derrière le phénomène est remplacée par l’affirmation qu’il n’y a rien d’autre que le phénomène, qu’il est en quelque sorte lui-même la chose en soi, mais se tenant toujours dans la perspective de ce que notre philosophe appelle «epoche», en empruntant le mot du grec, qui signifie «suspension du jugement».

Autrement dit, la réalité de ce qui est donné dans le phénomène n’est ni affirmée ni niée, et il ne s’agit à aucun moment de sortir de cet état d’indétermination, mais seulement d’explorer la phénoménalité du phénomène dans la diversité de ses aspects. D’un autre côté, le sujet n’est plus cette instance cognitive qui se dresse face à l’objet – dans sa double épaisseur de phénomène et de chose en soi !

La philosophie comme auto-méditation

Kant niait qu’on pût connaître l’âme, en tant que substance métaphysique, mais il ne niait pas que le sujet connaissant fût cette instance convoquant à soi les choses du monde, quitte à considérer ensuite que seul le phénomène s’en laisse connaître. Or, du point de vue de Husserl, il n’y a pas de tel sujet connaissant.

Le sujet n’est jamais séparable d’une «intentionnalité» en vertu de laquelle il est toujours déjà tourné vers ce qui se donne à lui. Comme tendu dans une œuvre de constitution ou de reconstitution de ce donné. La conscience, dit Husserl, est toujours conscience de quelque chose. Son existence à l’état pur, comme conscience de soi dans l’ego cogito, est une fiction philosophique.

La substance pensante, sur laquelle l’idéalisme a bâti ses systèmes à partir de Fichte et jusqu’à Hegel, devient une substance évanescente. La philosophie qui s’engage dans la phénoménologie, au sens husserlien du terme, est une philosophie pour laquelle l’ego cogito hérité de Descartes cesse de servir de socle de certitude. Mais, pour autant, le projet de fonder la science demeure : en quoi Husserl est à sa façon cartésien.

Son projet, toutefois, ne se déploie plus au détriment de la vie, dans l’anéantissement de la vie lorsqu’elle est réduite à un simple objet. Il est lui-même une expression de la vie, en tant que cette dernière est tendue vers sa propre découverte. Et la philosophie se met elle-même, avec une modestie identique, à s’interroger sur ce qui constitue l’horizon de sa recherche, à travers la succession de ses propositions, et cela depuis les tout débuts de ses manifestations dans la Grèce des penseurs présocratiques : elle se met à l’œuvre de son auto-méditation.

Ce cartésianisme revisité, repris à nouveaux frais après une première correction qui a été celle de Kant, pose de nombreuses questions, dont deux en particulier : premièrement, celle de la relation de la nouvelle épistémologie avec la tradition empiriste de la psychologie et, deuxièmement, celle de la philosophie comme production de sens, telle qu’elle a pu émerger à travers les deux grands modèles que sont le modèle hégélien et le modèle nietzschéen, dans sa relation avec la philosophie comme «auto-méditation sur la compréhension de soi-même» chez Husserl.

Car ici se dessinent pour la pensée d’aujourd’hui les grandes voies d’une herméneutique qui ne relève plus d’une activité spécialisée pour l’âme, mais d’un mode d’être au monde à partir duquel peuvent se déterminer aussi les limites entre bonne santé et maladie.

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